Lettres de famille publiées en 1897

Notes de l’éditeur du site web :

1797-1817

LETTRES DE FAMILLE
RETROUVÉES EN 1897

NOTE

Joseph Chauviteau était né à la Dominique en 1746. Sa famille était de la Vendée. En 1773, il est officier des milices à la Basse-Terre et épouse Élisabeth-Sophie Bioche, d’une bonne famille de l’île. Elle avait deux frères et trois sœurs, mariés et établis sur leurs plantations. Joseph Chauviteau apportait, par contrat de mariage, la moitié (estimée 33 000 livres) d’une cafeirie, dont l’autre moitié fut rachetée en acquêt par la communauté. Ils eurent quatre enfants :

  • Louis, appelé Chauviteau, né en 1774 ;
  • Jean-Joseph, appelé Salabert, né en 1775 ;
  • Marianne-Sophie, appelée Toute, née en 1777 ;
  • Hilaire, appelé Chalonnière ou Châlon, né en 1782.

La prise de la Guadeloupe par les Anglais en 1785, les insurrections des nègres, les incendies, massacres et pillages firent émigrer un grand nombre de colons. En 1788, Joseph Chauviteau chercha un asile aux États-­Unis pour sa femme et ses enfants. Ses fils reçurent une éducation soignée, comme le dénote leur correspondance. L’aîné retourna aux Antilles, à la Martinique, où il avait un oncle, Hilaire Chauviteau, son parrain, marié et sans enfants. Il devait veiller aux intérêts de la famille, à la Guadeloupe. Salabert voyagea dans différents ports des États-Unis pour y achever son éducation commerciale. Naturalisé Américain, il fut un moment enrôlé dans les milices. En 1797, sa famille est à Providence, ville du nord des États-Unis, dont le port était en relations fré­quentes avec les Antilles. Il est à présumer que les exilés y sont depuis quelques années et que c’est là que les fils ont fait leur éducation, près de leurs parents, — éduca­tion française, puisqu’ils ont à apprendre l’anglais. Sala­bert a pris congé de sa famille pour aller à la Havane, où il est reçu dans la maison de M. Hernandez, la plus importante de l’île. On voit qu’il avait séjourné longtemps à Providence, qu’il y avait beaucoup d’amis et y laissait des regrets dans la société américaine. Il avait alors vingt-deux ans ; par son caractère, sa capacité, il était déjà considéré comme le soutien de la famille, et son dévouement lui en faisait assumer toute la charge. Nous n’avons que quelques­ unes de ses lettres ; mais c’est à lui que nous devons le trésor de la correspondance de famille qu’il a su garder intacte à travers toutes les vicissitudes de son existence, de ses exils, et qu’il est venu apporter mourant sur cette terre de France, la terre de ses ancêtres, où son père et sa mère l’avaient précédé. En y abordant, il y trouvait une tombe où, comme eux, il inscrivait le nom de Chauviteau pour y rallier tous les siens.


LETTRES DE FAMILLE


N° 1 CHÂLON À SALABERT, À LA HAVANE

Providence, 17 octobre 1797.

Mon cher frère et ami,


Dans ma première, je vous annonçais notre départ pour Pétorcelle, occasionné par les progrès que la fièvre jaune faisait. Depuis quatre jours, nous sommes de retour en ville.

Je n’ai pas beaucoup de choses à vous annoncer, si ce n’est que toute votre famille se porte bien et fait des vœux pour que vous soyez arrivé à bon port à votre destination. En fait de nouvelles politiques, tout est mort à présent. Cependant, les dernières donnent espoir pour la paix cet hiver ; si elle ne se fait pas, on pense que la guerre durera très longtemps.

Point de nouvelles encore de Chauviteau, ni de la Gua­deloupe. Nous sommes dans des inquiétudes mortelles pour le silence du premier et pour les craintes que nous avons pour vous, tant pour les risques de la mer que pour les corsaires. J’espère, mon cher ami, qu’aussitôt votre arrivée, vous aurez fait en sorte de les dissiper par vos lettres.

Adieu, mon cher Salabert, toute votre famille pense à vous et vous embrasse, chacun, de tout son cœur, et moi encore plus tendrement, s’il est possible.

Votre frère et ami,

CHAUVITEAU-CHALONNIÈRE


N° 2 CHÂLON À SALABERT

Providence, octobre 1797.

Mon cher frère et ami,


J’ai à peine le temps de répondre à votre lettre que je viens de recevoir.

Nous avons tous été, mon cher Salabert, on ne peut plus sensibles aux marques d’attachement que vous nous témoi­gnez, et nous vous prions de croire que nous avons pour vous le même intérêt que doit avoir un frère, un père, une mère, une sœur et un cousin. Papa vous envoie dix gourdes1 dans la lettre de Solange ; il y joint aussi une gazette. Je me suis déjà acquitté d’une partie de vos com­missions. Il n’y a rien de nouveau en ville, si ce n’est qu’on parle beaucoup de paix.

Toute votre famille vous souhaite santé, prospérité, et moi encore plus ardemment, si c’est possible.

Adieu, mon très cher frère ; croyez-moi, je vous prie, de vos amis le plus fidèle.

CHAUVITEAU-CHALONNIÈRE

1. La gourde valait environ 5 francs.


N° 3 JOSEPH CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Providence, 15 novembre 1797.

Mon cher Salabert, je vous ai écrit il y a huit jours. Je vous parlais de notre malheureuse position, surtout après s’être flatté, comme nous avons fait, de la paix que nous regardions comme certaine. Il paraît à présent que voilà la guerre allumée plus que jamais ! Voyez, mon cher enfant, ce que je vais devenir ; ces deux jeunes gens me minent. Tâchez, mon cher Salabert, de placer votre frère. S’il était possible que je puisse aller avec votre mère et votre sœur, pendant que j’ai encore quelques moyens il est très facile de faire passer nos fonds. MM. Wolf, Bourmond et Hart, ont des fonds à la Havane. Enfin, Salabert, voyez ma position ; j’ai payé ce que M. Guénet m’a écrit de donner à Solange. Si ce jeune homme a dé­pensé, en trois mois, cent et quelques dollars, voyez com­bien il va me coûter. Adieu, ménagez votre santé.

N° 4 CHÂLON À SALABERT

Providence, 1er février 1798.

Mon cher frère et ami,


Je profite de l’occasion d’un de vos amis qui partait et espérait vous voir.

Dans votre dernière, j’ai vu que vous n’aviez encore reçu aucune de nos lettres ; ce n’est pas faute de vous avoir écrit plus de vingt fois. J’espère que le capitaine Smith vous en aura remis.

Notre situation est toujours la même ; plus je vais, et plus je désire d’aller vous rejoindre. Je m’applique de mon mieux à la langue anglaise. J’espère que la première que je recevrai de vous me dira si vous avez trouvé une petite place pour moi.

Je vais vous réitérer une petite remontrance que papa m’a chargé de vous faire, c’est-à-dire qu’il voit avec peine que vous êtes encore attaché à la politique, et qu’il vous avait bien prié et qu’il vous prie encore de l’abandonner. Il vous dit aussi de bien prendre garde aux volantes.

Adieu, mon cher frère. Je fais des vœux pour votre santé et votre prospérité, et vous prie de me croire votre meilleur ami.

Toute votre famille vous dit bien des choses agréables. La continuation de la guerre casse les bras de papa. Il vous prie de lui donner des renseignements sur l’endroit que vous habitez, s’il ne pourrait pas trouver moyen de se soutenir, lui et sa femme, d’une manière honnête et décente.

Adieu, adieu, mon cher ami.


N° 5 JOSEPH CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Providence, 18 mars 1798.

Mon cher Salabert, vous m’avez accusé une lettre de moi ; il est inutile que je vous la répète. Ma position devient plus triste de jour en jour. Votre frère est marié, comme vous le savez, avec Mlle Letelier, et, par consé­quent, il ne m’envoie rien. Il a repris mes nègres, de M. Lafoly, et les loyers de Jacques. Personne ne sait mieux que vous ce que j’ai fait pour cet enfant, de toutes les façons ; il nous a oubliés. Cela fait mourir sa mère de chagrin. Je n’ai rien à me reprocher de mes devoirs de père. S’ils ont des reproches à se faire, je prie Dieu de leur pardonner, de leur conserver la santé, et que leur conduite envers les étrangers soit telle qu’ils soient aimés, estimés, respectés par eux. Adieu. Prudence et sagesse. Vous serez un homme un jour. Chalonnière mérite votre estime et votre amitié.

N° 6 JOSEPH CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Providence, 8 avril 1798.

Salabert, mon cher enfant, celle-ci vous sera remise par votre frère, qui va vous rejoindre. Je vous remets, mon cher Salabert, l’autorité de père ; n’en mésusez pas. Cet enfant est singulièrement bon, sensible ; ne le brusquez pas. Vous ferez de lui ce que vous voudrez ; surtout, montrez-lui l’exemple. L’un et l’autre, soyez d’honnêtes gens ; avec de la patience, vous deviendrez riches. Votre grande union avec votre frère augmentera la considération que l’on a pour vous ; il vous devra son bonheur. Qu’il est doux, mon fils, pour un cœur sensible, de faire le bonheur d’une personne, et surtout d’un frère ! Vous ferez ce que j’aurais dû faire ; vous payerez ma dette auprès de cet enfant, après moi, ce que votre frère aîné aurait dû faire. Je vous parle encore de ma position ici ; si la guerre vient, j’ai une autre inquiétude. Votre mère est dans un âge critique ; je crains qu’un hiver de plus ne l’emporte. Enfin, mon fils, vous devez me connaître ; puissiez-vous deviner toutes mes peines, mes chagrins et mes craintes !

Adieu, mon fils, ménagez votre santé et celle de votre frère ; donnez-nous de vos nouvelles le plus souvent pos­sible. Profitez de la première occasion pour me dire l’ar­rivée de votre frère auprès de vous. Ne manquez pas de nous dire ce que vous aurez pu faire pour lui. Je suis bien sûr que vous partagerez avec lui vos petites ressources. Vous nous deviendrez, s’il était possible, plus cher à votre mère et à moi. Oui, votre mère est au désespoir du départ de son dernier enfant.

Adieu, Salabert ; adieu, mes enfants.


N° 7 Mme CHAUVITEAU À SON FILS CHÂLON

Providence, 9 Mai 1798.

Vous êtes sûrement bien arrivé à votre destination, mon cher Châlon ; je m’en réjouis très fort, car, si vous eussiez tardé plus longtemps à vous en aller, on n’aurait peut ­être pas voulu vous donner passage, à cause des risques des corsaires qui, dit-on, courent sur les Américains de tous les côtés. La guerre avec ce pays-ci paraît inévitable ; si ce malheur arrive, nous allons être privés de corres­pondre avec vous. Le capitaine Smith a remis à votre père ce que Salabert lui avait remis pour lui ; mais la lettre a été décachetée et lue par un corsaire anglais. Nous en avons été tous très fâchés ; il n’est point agréable que les étrangers lisent nos lettres avant nous ; ainsi, pour éviter ce désagrément, il faut nous écrire sous le couvert de M. Clark, et de préférence par les bâtiments de Bristol. Si la guerre ne se déclare pas, Cosine partira. Je profiterai de son occasion pour vous envoyer quelques effets que vous avez laissés ici.

Point de nouvelles de Chauviteau ni de la Guadeloupe. Je ne vous recommande pas, mon fils, d’être sage. J’ai trop bonne opinion de vous pour ne pas croire que vous ne vous conduisiez pas avec tout le monde comme un garçon bien élevé doit le faire ; mais je vous recommande de ne pas oublier que vous avez quitté vos parents pour aller travailler à vous faire un sort. Vous avez eu des privations, de la misère ; vous avez été à même de juger de la différence qu’il y a entre les gens qui sont dans l’opulence et ceux qui sont dans l’indigence ; tout cela doit vous donner de l’émulation et une noble ambition.

Adieu, mon fils ; ménagez votre santé, et croyez-moi pour la vie votre bonne maman.

J’embrasse mon cher fils Salabert, à qui je recommande son frère ; il voudra bien lui aider de ses conseils. Nous avons reçu la lettre par le capitaine Sol, venant du Sud. Votre père vous a écrit, il y a huit jours, par un bâtiment de Bristol. Adieu, mon cher Salabert, je vous souhaite la continuation d’une bonne santé et de la prospérité dans vos petites entreprises. Songez souvent que vous n’avez pour tout bien que vos talents, et que vos parents sont dans l’impuissance de vous donner le plus faible secours.

Votre sœur vous embrasse.


N° 8 Mme CHAUVITEAU À SON FILS CHÂLON

Providence, 30 mai 1798.

Aujourd’hui, quinze jours, mon cher Châlon, que vous nous avez quittés. Je me flatte que quand vous recevrez ma lettre, vous serez avec votre frère. Nous avons reçu hier matin de ses nouvelles par le capitaine Donisson qui nous a remis une lettre de vous et des melons. Votre papa s’est chargé de faire vos commissions auprès des sweet heart. J’ai appris avec grand plaisir qu’il n’y avait point de corsaires, ce qui me causait beaucoup d’inquié­tudes pour vous ; ne négligez pas de profiter de la pre­mière occasion pour nous annoncer votre arrivée. Je vous ai vu, mon cher ami, partir avec bien du chagrin ; mais la lettre de Salabert m’a bien consolée : elle vous promet des jours plus heureux et de l’espoir pour l’avenir. Ainsi, mon fils, votre sort dépend de vous et de votre conduite. Dans ce pays, nouveau pour vous, attachez vous à vous faire des amis, on n’en saurait trop avoir ; prenez les conseils de votre frère et regardez-le comme votre meilleur ami ; c’est lui qui doit vous servir de père aujourd’hui. Je me flatte que sa conduite et ses exemples sont bons à suivre ; vous l’embrasserez pour moi bien tendrement et le remercierez de son bon ressouvenir. Adieu, mon fils ; je vous souhaite une bonne santé et toute sorte de pros­périté. Avec la sagesse et l’envie de travailler que je vous connais, vous réussirez sûrement.

Votre père vous embrasse tous les deux, ainsi que votre sœur et votre cousin. Ayez soin de vos dents ; procurez ­vous du quinquina, et ne parlez qu’anglais avec votre frère. Si vous avez des nouvelles de Chauviteau, faites-nous ­en part.


N° 9 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

Providence, 31 mai 1798.

Je viens, mes chers enfants, de recevoir vos lettres, ce qui nous fait bien plaisir de vous savoir réunis ; nous serons peut-être très longtemps sans avoir de vos nou­velles, car on regarde la guerre comme certaine. Je vous vois, mon cher Salabert, bien en colère contre votre frère aîné ; la raison est sûrement de ce qu’il n’a pas payé M. Audinet ; ou, du moins, nous ne savons pas s’il a payé M. Thiéri. Il aurait dû écrire à M. A… ou à moi ; pour moi, je n’ai pas reçu une lettre de ce pays depuis deux ans. Je vous engage à lui écrire et à lui représenter sa négligence envers ses parents. Adieu, mes chers enfants ; portez-vous bien, soyez bien unis et bien prudents. Écrivez ­nous par toutes les occasions. Adieu encore une fois ; je vous embrasse tendrement.

N° 10 Mme CHAUVITEAU À SON FILS CHÂLON

Providence, 31 mai 1798

Nous avons reçu hier au soir deux lettres de Salabert par M. Wolf, mon cher Châlon, et, deux heures après, vos deux lettres, toutes les deux par la poste. Nous appre­nons avec un plaisir extrême votre heureuse arrivée à la Havane ; vous êtes parti à temps. Cultivez la langue an­glaise ; je vous enverrai la géographie et quelques livres dans cette langue quand je trouverai quelqu’un qui veuille se charger d’un petit paquet. J’espère, mon cher ami, que vous n’oublierez pas votre maman, que vous lui donnerez de temps en temps un peu de votre loisir. Rappelez-vous, mon fils, ce que je vous ai souvent dit : ce sont les conseils d’une maman qui vous aime tendrement, qui désire voir ses enfants heureux ; fuyez la mauvaise compagnie ; vous avez de quoi vous suffire à vous-même ; après vos devoirs remplis, si vous avez du temps de reste, amusez-vous au dessin et à la lecture. Votre père et votre sœur vous écrivent ; votre sœur est piquée de ce que vous dites qu’il n’y a plus personne ici pour donner des nouvelles de la famille. Adieu, mon cher Châlon ; je vous embrasse et suis votre bonne maman.

Nous avons lu vos lettres avec grand plaisir, mon cher Salabert, quoique la partie anglaise me donne un peu de trouble ; mais à force de nous débattre, nous parvenons à déchiffrer le tout. Votre sœur me charge de vous de­mander votre portrait en médaillon, elle le veut ainsi, afin de le porter à son cou ; elle a oublié de vous en parler dans sa lettre. Moi, je vous demande pour marque d’amitié vos soins, votre attachement, vos conseils et votre amitié pour votre frère qui est encore trop jeune pour se conduire sans guide. Je sais que vous prêchez bien quand vous voulez, mais j’aimerais mieux que vous prêchiez d’exemple. Adieu, je vous embrasse tendrement.


N° 11 SOPHIE CHAUVITEAU À SES FRÈRES

Providence, 30 mai 1798.

Nous avons eu le plaisir, mes chers frères, de recevoir hier au soir de vos nouvelles et de l’heureuse arrivée de notre Châlon. Nous nous félicitons beaucoup de savoir qu’il est en bonne santé auprès d’un bon frère. M. Wolf m’a remis en mains propres la petite boîte de notre trop bon Salabert. Je le prie de recevoir mes sincères remer­ciements. Il y a un siècle que maman et moi n’avons mis de pendants d’oreilles, nous nous en faisons un plaisir à présent. Quoique vous ne nie croyiez pas digne de correspondre avec vous et de vous donner des nouvelles de la famille, je mets tout amour-propre de côté et vous écrirai le plus souvent que je le pourrai. Maman est au lait depuis un mois, et cela lui fait beaucoup de bien. Solange est à Bristol pour apprendre la langue anglaise, papa se porte à merveille, il n’y a que moi qui sois « soso ». Je ne sors pas du tout, faute d’occasion ; je reste des semaines entières sans voir ni entendre parler de mes anciennes amies. Je commence à peindre depuis le départ de Châlon, et je fais assez de progrès pour une personne qui n’a jamais appris. Papa et maman vous écrivent. Adieu, je vous embrasse tous les deux et vous prie d’être assurés de mon sincère attachement. — Votre sœur affec­tionnée.

N° 12 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

Providence, 28 juillet 1798.

Mes chers enfants, aujourd’hui, samedi 28, nous appre­nons qu’il y a un bâtiment appartenant à M. Gibs à Newport qui part demain pour la Havane. Solange, qui veut partir vous rejoindre, ne peut profiter des occasions ; ces messieurs ne veulent pas, disant que cela les compro­mettrait. Mon Dieu, que de peines ! Mon Dieu, que de prières ! Hélas ! mes chers enfants, les choses ont bien changé ; le nom français n’a plus la même considération ; je ne saurais vous dire à quel point les choses sont poussées ! Tel Américain, avec qui vous êtes bras dessus, bras dessous à la Havane, n’ose pas me donner la main et détourne la tête quand il me voit dans la rue ; il est inutile que je vous dise rien de ma triste position : la guerre qui s’allume fait que je ne sais pas ce que je deviendrai ; peut-être, hélas ! va-t-on chasser les Français. Que mon état est triste ! Mon Dieu, vous ne permettrez donc pas que tous les Français se réunissent dans leur pays, sous un gouverne­ment juste et doux ! Mon Dieu, donnez la paix à l’uni­vers !

Faites vos affaires, mes chers enfants, avec honneur ; faites beaucoup de politesses et d’honnêtetés à tout le monde ; ne m’envoyez rien, mes chers enfants ; travaillez. Adieu, mes chers enfants ; votre mère vous envoie à chacun une paire de bas de soie que j’avais achetée pour moi, mais je ne suis plus en état de porter des bas de soie ; les jours de fête sont passés pour moi, et je peux dire — comme dans la chanson — ne reviendront jamais ! Les choses sont chan­gées : les enfants comptent d’ordinaire sur leur père et moi je compte sur vous. Ainsi, mes chers enfants, si vous voulez avoir la gloire d’aider à votre père, mère et sœur, travaillez avec prudence, sagesse, et ménagez-vous. Si Solange va avec vous, comme il en a beaucoup envie, il vous dira bien des choses que je ne puis vous écrire. MM. Morin et David sont sur leur départ pour la France. Mon Dieu, vous savez que mon cœur est bien d’accord avec les devoirs que l’honneur, la nature m’imposent. Je n’abandonnerai jamais ma femme et ma fille. Adieu.

Vous nous dites : « La flotte part ; vous allez recevoir beaucoup de lettres » ; je n’ai rien reçu. Le capitaine Maugis a fait côte, on a sauvé une grande partie de la cargaison ; le capitaine a sûrement sauvé sa malle, et votre lettre a péri. Ainsi, mes enfants, toutes les lettres que vous m’écrivez, soyez sûrs qu’elles sont ouvertes et lues ; faites en sorte de ne pas me compromettre.


N° 13 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

Providence, juillet 1798.

Mes chers enfants, je vous envoie le petit compte de ce que j’ai reçu de vous et de ce que j’ai dépensé à votre occasion. Je vous le répète, mes chers enfants, conservez votre argent ; avec de l’argent on fait de l’argent, je n’ai pas besoin de cette marque de votre souvenir pour juger de vos cœurs ; je les juge par le mien. J’ai ouï dire par proverbe que « quand un père était réduit à recevoir des secours de ses enfants, il perdait une partie de la qualité de père ». Je vous le dis, j’aime mieux ce titre précieux que tout l’or de la Havane. Je pense que la paix viendra avant que je sois dans la misère ; et quand ce malheur arriverait, vous n’abandonnerez jamais votre mère et votre sœur ; mon cœur me le dit, cela me suffit. Adieu, mes enfants. Votre mère, depuis son retour de Wrentham, se porte à merveille et votre sœur aussi. Thérèse (négresse) est revenue de sa même maladie. J’aurais bien envie de la renvoyer à la Martinique.

N° 14 SOPHIE CHAUVITEAU À SALABERT

Providence, juillet 1798.

J’ai été bien sensible, mon cher frère, au petit présent que vous m’avez envoyé. Je l’ai reçu avec bien du plaisir et le conserverai de même. J’espère que vous ne vous êtes pas privé pour envoyer à des parents qui n’ont pas besoin de présents pour vous aimer et pour penser à vous. Si je croyais que cela vous eût coûté la moindre priva­tion, cela troublerait le plaisir que j’ai à porter la belle bague que tout le monde admire. Châlon vous aura remis une paire de bas de soie que papa m’a donnée pour vous. Je désire que vous puissiez faire la belle jambe avec. Vous avez manqué à votre promesse de me dire les progrès que vous faites dans la langue espagnole, j’ai un ardent désir de savoir si vous avez des dispositions comme pour l’an­glais. Adieu, mon cher frère, maman et moi vous em­brassons et vous prions de servir de père à votre jeune frère.

N° 15 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

Providence, 8 août 1898.

Mes chers enfants, je profite de l’occasion de Solange, qui va vous rejoindre ; il part dans l’intention de travailler et de vivre avec vous, comme avec ses propres frères. Je suis bien sûr que vos cœurs vous dicteront ce que vous devez faire pour lui ; au motif du sang qui vous unit, vos malheurs communs doivent aussi y être pour quelque chose. De votre union dérivera votre respecta­bilité dans le pays étranger où vous êtes, en vous confor­mant strictement aux lois et aux usages du pays. Vous êtes dans le pays où l’on croit aux miracles. Quand l’on verra trois jeunes Français ayant des mœurs, l’on prendra cela au moins pour un prodige. Solange vous remettra les bas de soie. Je suis trop vieux ; je m’en prive avec plaisir. Ne les vendez pas, ils sont superbes ; ce sera une occasion de penser à nous. Votre mère me vole tous les jours, me fait mourir de faim pour vous envoyer une paire de bottes, deux pièces de nankin pour vous faire une lévite, trois chemises neuves, une culotte qu’elle a faite et quelques pièces de rubans qui nous restaient de­puis longtemps. Adieu, mes chers enfants ; je n’ai plus d’espoir et de satisfaction si la paix ne vient pas bientôt. Hélas ! mon pauvre Chauviteau est perdu de n’avoir pas suivi les promesses qu’il m’avait faites de fuir le jeu et les joueurs comme la peste ; il est dans la misère, le pauvre malheureux. S’il était resté dans sa famille, il aurait été un honnête homme ; il a fréquenté des joueurs, des libertins, il est devenu comme eux. Je crois qu’il a tout vendu. Donnez-moi la satisfaction, mes chers enfants, écrivez-moi que vous avez pris la résolution de ne pas jouer. Rappelez-vous cette vérité : « On commence par être dupe et l’on finit par duper » ; l’on est volé et l’on finit par être voleur soi-même, abandonné et méprisé de tout le monde. Adieu, mes chers enfants, ménagez votre santé. Solange vous dira bien des choses que je ne puis vous écrire ; ce que je puis vous assurer, c’est que nous allons nous priver de tout et ménager pour pouvoir nous sou­tenir, car je vis sur mon capital, et vous savez qu’il n’est pas bien considérable. Enfin, si la paix et le bon ordre viennent d’ici un an et que je puisse retourner à la Gua­deloupe, il y aura encore un peu d’espoir pour moi ; sinon, ce sera une consolation que j’emporterai avec moi d’avoir fait tout ce que j’ai pu pour ma famille dans ce temps de trouble et de désolation, et que vous n’abandonnerez jamais votre mère et votre sœur. Adieu, Salabert et Châlon ; soyez honnêtes.

Je ne vous parle pas d’affaires politiques. Solange vous dira. J’ai bien assez de mes peines, sans me mêler d’af­faires politiques. La paix et le bon ordre, voilà ce que je veux !


N° 16 Mme CHAUVITEAU À SES FILS

Providence, 6 août 1898.

Celle-ci, mon cher Châlon, vous sera remise par votre cousin. Il vous dira qu’il nous a laissés tous bien portants ; je me flatte qu’il vous trouvera aussi tous deux en bonne santé. Nous avons reçu la lettre de Salabert par M. Amate. Solange vous dira ce que nous avons appris de votre frère.

Salabert apprendra avec plaisir que Scarquois ou Courcel a obtenu un ordre du Directoire pour être réintégré dans ses possessions. Nous l’avons vu un instant dans son passage… Vous recevrez par votre cousin un paquet…

Adieu, mon cher Châlon ; ménagez votre santé et con­duisez-vous toujours comme vous avez fait jusqu’ici ; méritez par votre conduite l’estime des honnêtes gens et la confiance de vos parents ; évitez le jeu et les joueurs. J’embrasse mon fils Salabert et le remercie des confitures qu’il m’a envoyées par le capitaine Bolev. La caisse de sucre, par le capitaine Donisson, a coûté quatre gourdes de frêt. Je lui dis cela afin qu’il ne fasse pas, comme il a cou­tume de faire, grâce à ceux qui ne lui en font pas.

J’ai rempli ses désirs en partageant les confitures avec Betsy.

Mon cher Salabert, Solange va vous rejoindre. Faites pour lui ce que vous avez fait pour votre frère. Tâchez de lui avoir une place où il puisse apprendre à travailler, et, en cas de maladie, donnez-lui vos soins. Il a reçu des nouvelles de mes sœurs. Adieu, Salabert ; je vous souhaite une bonne santé.


N° 17 SOPHIE CHAUVITEAU À SES FRÈRES

Mes chers frères, mon cousin vous remettra celle-ci et vous dira combien je suis peinée que vous ne m’ayez pas encore écrit une petite lettre qui m’aurait fait autant de plaisir que les présents de mon cher frère Salabert, que j’importune encore par la demande de son portrait que papa et maman et moi désirons ardemment. Betsy lui recommande de faire la petite bouche, et moi je recom­mande qu’il soit très naturel, afin d’attirer quelques petits regards de ses amies et amis. Adieu, mes chers frères, je vous embrasse bien tendrement.

Votre affectionnée sœur,

SOPHIE

J’espère que notre cher Châlon nous enverra le sien quand il aura des appointements.


N° 18 M. SULLIVAN À JOSEPH CHAUVITEAU

Boston, 30 juillet 1798.

Monsieur, il y a très longtemps que je n’ai reçu de vos nouvelles directement ; mais, par vos amis, j’ai eu la satisfaction d’apprendre que vous jouissiez d’assez bonne santé. Notre connaissance, monsieur, commença quand j’étais jeune ; mais ce temps n’est pas si long passé que je m’en ressouvienne avec beaucoup de plaisir : vous étiez alors à chercher un asile dans ce pays-ci, où je me flatte que vous en avez trouvé un, et que la guerre, qui s’allume entre la France et ma patrie, ne soit sentie ni crainte par vous.

Vous êtes, j’en suis persuadé, trop généreux d’être offensé de la liberté que je prends en vous inclosant ces bills ; acceptez-les, et, quand vous aurez parfaitement le pou­voir, vous me les rembourserez. Vos fils sont loin de vous, acceptez donc l’amitié de votre très sincère servi­teur.


N° 19 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

Mes chers enfants, je vous envoie ici la copie d’une lettre que j’ai reçue de M. Sullivan. Mon premier mou­vement a été de lui renvoyer les cent gourdes qu’il m’en­voyait ; mais, comme sa lettre est si honnête, je lui ai fait réponse que je n’étais pas, Dieu merci, dans la né­cessité, que j’acceptais comme un prêt cette somme, et que je la lui rendrais sous peu. J’attends la procuration de M. Guenet ; en réglant ses affaires, je lui rendrai les cent gourdes. Je lui dirai que mes enfants m’ont envoyé quelques secours et m’ont mis à même de payer mes obligations. Si vous avez occasion de lui être utiles, faites-le, je vous prie ; faites-lui connaître que je ne vous ai pas laissés ignorer son honnêteté. Nous sommes dans une posi­tion critique ; nous avons besoin de faire et de conserver des amis. Adieu.

N° 20 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

Providence, 20 septembre 1798.

Mes chers enfants, vous devez avoir reçu Solange ; ainsi il doit vous avoir donné de nos nouvelles et de tout ce qui se passe. Rien de nouveau que surcroît de tout ce qu’il vous dira. Une nouvelle que votre mère doit vous avoir dite, que, une bombe, oui, une bombe, tombant dans ma maison , n’aurait pas fait un effet plus surprenant que le débarquement de Mme Bourdel, trois enfants, deux servantes et un négrillon ; elle est venue avec un certain petit moyen ; mais vous connaissez la femme et vous connaissez le pays. J’ai pourtant réussi à la placer à Wrentham, auprès de Me Chérot et des dames d’Escou­blanc. Je crois qu’elle sera mieux là qu’à la Providence, et pour elle et pour moi.

J’ai reçu votre lettre, mon fils, et vos réflexions sur le voyage et sur ma résidence à la Nouvelle-Orléans. Je voudrais bien y être ; mais le voyage, mais les dépenses, et la fatigue ! Votre mère est-elle en état de faire un voyage aussi long, aussi risquable dans ce moment ! J’ai tant souffert que ma patience est à l’épreuve, et j’attendrai en­core jusqu’à la dernière extrémité. Vous me dites, mon cher Salabert, que vous allez m’envoyer une petite lettre de change. Il est inutile, mon fils ; quelques centaines de dollars de plus ou de moins ne font pas une conséquence pour moi, mais pour vous qui commencez’. Vous ne savez pas cela, vous ; mais les pauvres Châlon et Solange savent qu’il faut du levain pour faire du pain. Je connais votre cœur, mes enfants ; je suis persuadé que vous ne me laisserez pas manquer si je tombe dans la nécessité. Adieu, mes chers enfants. Adieu, mon cher Solange ; je vous re­commande et vous répète à tous les trois : Soyez unis, comme trois bons frères. Adieu, je ne vous parle pas de politique — tout l’univers a l’air d’être en feu.


N° 21 JOSEPH CHAUVITEAU À SALABERT

Providence, 1er novembre 1798.

Mon cher Salabert, vous êtes, comme vous voyez, chargé d’une bien triste commission que d’annoncer la mort de Guénet au pauvre Solange. Je l’ai apprise par une lettre de M. Hurrel et une de M- Petit que je vous envoie. J’ai aussi reçu un mandat de 630 dollars pour Solange. J’ai été à Boston pour cette affaire Écrivez à Mme Gué­net et à Mme Petit, mes chers enfants, donnez-leur des consolations sur la perte qu’elles ont faite. Donnez à So­lange ce que vous vouliez m’envoyer. Adieu, mes chers enfants ; adieu, mon cher Solange ; prenez courage, vous êtes un homme maintenant ; votre mère, votre sœur ont besoin que vous vous conserviez. Encore une fois, je vous embrasse tous les trois bien tendrement.

N° 22 Mme CHAUVITEAU À SALABERT

J’ai à vous apprendre, mon cher Salabert, une bien triste nouvelle pour Solange. Son pauvre frère Guénet est mort ; ci-inclus des lettres pour lui, faites-en lecture, gar­dez-les quelques jours avant de les lui remettre ; préparez ­le à cette triste nouvelle, usez de toutes les précautions né­cessaires pour ménager sa sensibilité ; il voudra peut-être s’en aller rejoindre sa mère ; elle l’engage à attendre le printemps. À cette époque, aidez-le… Je n’ai point reçu les lettres que vous dites m’avoir écrites, celle-ci du 25 septembre est la première que j’aie reçue de vous de­puis deux ans que vous n’avez quittée.

N° 23 SOPHIE CHAUVITEAU À SES FRÈRES

Mon cher Salabert, nous avons appris avec beaucoup de plaisir l’arrivée de notre cher cousin ; mais vos lettres précédentes, nous ne les avons pas reçues ; j’en suis d’au­tant plus fâchée que vous me parliez de la Miss du coin. Si c’est quelque chose à son avantage, vous pouvez me le répéter ; si c’est le contraire, ne m’en dites rien. Je me suis acquittée envers elle d’une partie de ce que vous me disiez ; je me suis bien gardée de lui dire l’avis que vous lui donniez. On croirait que c’est nous qui vous avons si bien instruit, et il ne faut pas se faire des ennemis pour des affaires qui ne nous regardent pas. J’ai dit à la seconde que vous aviez envie de lui écrire ; elle m’a dit qu’elle était fâchée que vous n’ayez eu que l’envie, qu’elle aurait été bien aise. Je vous conseille, si vous voulez écrire, de ne pas donner d’avis ni de conseils……

Adieu, mes chers frères ; je vous prie de faire mes amitiés à notre malheureux cousin ; ne l’abandonnez pas dans son affliction, donnez-lui toutes les consolations que vous pourrez : c’est le seul fils qu’a notre chère Toute. Embrassez Châlon pour moi, et croyez-moi votre……

2 décembre 1798.

Papa vous envoie un baril de cidre et un pot de fruits à l’eau-de-vie. Je ne puis vous dire par quel capitaine, parce qu’il s’est acheminé pour Pétorcelle avec un storm de neige à faire peur.


N° 24 Mme CHAUVITEAU À SON FILS CHÂLON

Providence, 11 mars 1799.

Je n’ai pas répondu à toutes vos lettres, mon cher Châlon, le défaut d’occasion m’en a empêchée ; celle-ci est la première qui se présente depuis deux mois. J’ai reçu par le capitaine Donisson, sept pots de confitures et huit tablettes de chocolat ; la petite boîte a été ouverte et le chocolat bu ; mais je ne m’en fâche pas, parce que ces pauvres malheureux étaient en détresse et ont failli périr. J’ai reçu aussi le miel en bon état ; ne m’envoyez plus de chocolat, je suis trop pauvre pour boire des choses qui coûtent aussi cher.

Nous devons changer de maison le 28 de ce mois. Je ne sais pas encore où j’irai ; tout ce que je puis vous dire, c’est que la patrie de Salabert me déplaît infini­ment. S’il faut que je perde l’espoir d’en sortir cet été, j’aime autant qu’on m’ôte la vie. Je me repens à chaque instant du jour d’y être venue. Vous et Salabert êtes bien heureux d’être où vous êtes. Salabert paraît avoir envie de venir ici ; je serais bien fâchée qu’il fît une pa­reille sottise.

Solange ne m’a point écrit, il a l’air de m’avoir oubliée. Dites-lui que je l’embrasse et que je n’ai point reçu de lettres de la Guadeloupe.

J’ai appris avec peine que vous fumiez ; quittez, je vous en prie, cette vilaine habitude. Vous n’aurez pas vingt ans que vous puerez comme un vieux bouc, et les jeunes ladies n’aiment point cette odeur de fumée.

Vous recevrez par cette occasion un petit paquet cont…… C’est ma pacotille et celle de votre sœur. Tâchez d’en tirer bon parti ; si cela réussit, je vous en enverrai d’autres. Envoyez-moi deux bouteilles de jus de citron, pour mon été, en cas de fièvre maligne ; ayez soin de vos dents. Votre père a envoyé l’argent à M. Sullivan.


N° 25 SOPHIE CHAUVITEAU À SALABERT

Providence, 9 avril 1799.

C’est de notre nouvelle habitation, mon cher Salabert, que je vous écris ; nous en avons pris possession le 23 mars, et nous en sommes enchantés, de jour en jour davantage. Chaque moment qui nous amène dans le prin­temps nous découvre de nouveaux agréments. Mais avant que je vous décrive notre château de cent gourdes, il faut que je contente la curiosité du petit bonhomme qui me demande la relation de notre déménagement, et je com­mence… Paix ! chut ! silence ! que tous se taisent ! Le 23 mars, par le plus beau jour du commencement du printemps, notre charrette se remplit de notre butin le moins vilain et fut traînée immédiatement par deux bœufs et un cheval blanc, couleur de bon augure. Maman, Thérèse et moi, la suivirent de près avec la clé ; un moment après, la servante arriva avec son baba ; le charretier et ses ani­maux s’en allèrent dîner. Papa alors vint nous rejoindre, pour dîner, lequel repas se prit sur une petite table ronde, auprès du feu, lequel meuble a été additionné à notre petit ménage, avec un beau lit. À deux heures, papa s’en retourna et vint l’instant d’après avec l’autre charretée ; car, ne vous en déplaise, nos effets furent rendus en deux voyages seulement. Les deux paladins de la cité vinrent nous offrir leurs services, ce que nous acceptâmes bien vite, et, en un clin d’oeil, nos effets furent rendus dans nos chambres. Notre maison est en façade sur rue, un pignon au sud et un au nord ; sa situation est à la ville et à la campagne tout à la fois, c’est ce qu’on appelle en anglais à double house (suit la description de quatre pièces de plain-pied, salle à manger, salon, cuisine et dépen­dances), le tout séparé par un large corridor dans lequel est un superbe escalier qui conduit au premier, avec la même distribution. La chambre de maman a les fe­nêtres les plus agréables du monde ; on voit tout à son aise les allants et venants de Boston. Dans la cour, il y a deux belles cuisines, des chaudières, des crémaillères, des crochets, des fours de tous les côtés. Je ne trouve qu’un seul défaut, c’est de ne pas avoir des rentes suffisantes pour faire bombance avec une aimable compagnie de pa­rents et de vrais amis. J’oubliais de vous dire que le verger est composé de quatre cerisiers, d’un cognassier, d’un poirier et de deux pruniers, le tout entouré d’une haute palissade. Voici du bavardage ; mais rappelez-vous que vous me dites de barbouiller du papier. Ainsi, armez-vous de patience. (Suivent deux grandes pages de petites nouvelles de la ville et des amis.)

N° 26 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Providence, 22 juin 1799.

Nous avons reçu votre lettre du 3 courant, mon cher Salabert, et une de Châlon du 28 mai ; la vôtre nous an­nonce la perte des petits effets que je vous ai envoyés au mois de mars et d’avril. Je suis désolée de la perte de ma pacotille et surtout de mes lettres ; je ne sais si j’aurai encore le courage de vous écrire ; j’attendrai pour le faire que la mer soit libre. Dans ma dernière, je vous annon­çais le départ du Dr Masclas pour Saint-Barthélemy et de plusieurs familles françaises pour les îles ; mais on est dégoûté de porter ses pas de ce côté-là ; le pauvre Sar­couisk a pensé être lapidé par la populace de la Pointe, après avoir été bien reçu du général Desfourneaux et du peuple de la Basse-Terre ; il paraît que les terroristes sont encore en grand nombre dans ce pays et que le Gouver­nement est sans force, puisqu’il n’a pas pu conserver un citoyen qui arrive, muni d’ordres du Directoire, pour être réintégré sur ses propriétés ; ce pauvre malheureux a été obligé de retourner à Saint-Barthélemy, malgré la protec­tion du Gouvernement.

J’ai passé un mois à Wrentham, chez Mme Bourdel. J’ai vu Mme Chérot avec bien du plaisir. Nous n’avons pas manqué un jour de nous voir. C’est une excellente femme, que j’aime beaucoup ; elle m’a chargée de vous faire ses compliments. L’objet de mon voyage a été de rétablir ma santé ; j’ai pensé mourir, il y a deux mois ; j’ai bien cru que l’instant de me séparer de ma famille était arrivé ; votre père n’a épargné ni ses soins ni ses peines ; il m’a veillée et m’a marqué beaucoup de sensibilité. Je suis, depuis mon séjour à la campagne, parfaitement bien.

Nous avons reçu plusieurs lettres de Chauviteau. Il s’est placé chez un négociant. J’ai bien du plaisir de savoir qu’il s’occupe utilement ; je vous avoue que je ne pensais pas à lui sans chagrin. Par votre dernière, vous me dites que vous allez m’envoyer ce que vous m’avez promis. Hélas ! mon cher Salabert, votre souvenir me prouve votre générosité ; mais, songez que vous pourrez employer vos moyens plus utilement, et que, si vous dé­pensez à mesure que vous gagnez, vous ne pourrez jamais faire de grandes entreprises. Je ne vous écrirai pas de sitôt ; je suis dégoûté d’écrire, quand je sais que mes lettres sont ouvertes et lues ; je n’écris pas à Châlon et à So­lange pour la même raison. Je leur ai écrit par trois ou quatre bâtiments : les uns ont été pris, les autres ont jeté les lettres à la mer ; j’écrirai quand la mer sera libre.

J’ai écrit à mes sœurs par Sarcouisk et le Dr Masclas, qui m’ont promis de faire passer mes lettres. Adieu, mon cher Salabert ; je vous embrasse et je vous souhaite toute sorte de bonheur et de prospérité.

Dites à Châlon que j’ai appris avec bien du chagrin qu’il fumait à chaque instant du jour, je le vois avec un bout à la bouche, je sens d’ici la fumée de son tabac. Dans toutes mes lettres perdues, je lui parlais de son bout, de son tabac et de sa fumée ; les ladies ne voudront plus le souffrir.

L’occasion n’étant pas partie, j’ouvre ma lettre pour vous faire savoir que nous avons bien reçu le baril de sucre et le sac de café, mais pas de lettre. Je viens d’ap­prendre que Sarcouisk est arrivé à Boston. Mme Chérot, qui me l’a écrit, me dit qu’il va s’en retourner tout de suite. Nous avons appris avec plaisir que Mme Hamon Lassalinière, Mme Godet et MI"’ de Clugny ont été bien reçues ; il paraît pourtant qu’il y a bien de la misère dans le pays et que Victor a encore beaucoup de partisans. J’ai un grand désir de causer avec Sarcouisk. S’il vient jus­qu’ici, je vous ferai part de ce que nous apprendrons de notre pauvre pays, qui sera longtemps un vilain pays pour les gens paisibles. J’ai toujours un grand désir de sortir de celui où je suis ; ce désir est si fort que j’en suis ma­lade. Si votre père m’avait crue, il y aurait longtemps que nous serions en France. À présent, il y a plus d’obstacles que jamais, et nos moyens diminuent tous les jours. Je n’ose penser à notre position ; si votre père ne va pas dans un pays où il puisse travailler et rattraper ce qu’il a à la Guadeloupe, il faut mourir. Tout ce qui me désespère le plus, c’est votre pauvre sœur. Quel sort pour une jeune fille sans dot, sans parents, sans amis, dans un pays où nous sommes regardés comme des étrangers ! Je n’ose me livrer à toutes mes réflexions, crainte de devenir folle. Tout mon espoir est sur vous et Châlon ; je l’em­brasse ; lisez-lui ma lettre. Adieu, mon cher Salabert ; donnez-nous de vos nouvelles.


N° 27 Mme CHAUVITEAU À SES FILS

16 août, toujours à la Providence.

Nous venons de recevoir votre lettre par le capitaine Parkers. Nous voyons que vous n’avez pas reçu celles que je vous ai écrites. Je suis désespérée que toutes ces lettres aient été prises. Nous avons pourtant reçu tout ce que vous nous avez envoyé : une caisse de raisin, un pot de tamarin, un baril de sucre, un sac de café, quatre ananas, mais pas de lettres, — elles ont été jetées à la mer ; — une jolie petite caisse contenant six bonbons de sirop, qui m’a fait bien du plaisir ; surtout l’eau de Cologne, qui m’est arrivée précisément au moment où j’avais une attaque de vapeur. Le porteur de la caisse, le capitaine Parkers, a dîné avec nous ; nous avions avec lui Mme Ché­rot et Mme Lemoine ; ces dames ont passé huit jours avec nous. Nous avons bu à votre santé. Mme Chérot, qui s’en est retournée, m’a chargée de vous faire ses compliments. Nous avons eu la visite de M. Georges Couching, qui était porteur d’une lettre de recommandation de vous ; il ne nous a pas laissé le temps de lui faire aucune poli­tesse, il est reparti de suite pour Philadelphie et nous a promis de revenir prendre nos lettres pour vous.

N° 28 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

Providence, 5 septembre 1799.

J’ai bien reçu votre lettre par le capitaine Parkers. Vous devez juger par vous-mêmes l’effet qu’elle a pu faire sur ma sensibilité. Assez, mes chers enfants, nous n’avons besoin de rien ; pensez à vous faire un sort ; je serai tou­jours riche quand je saurai mes enfants heureux. Votre mère est pour la seconde fois à Wrentham ; elle avait rechuté, mais nous avons tout lieu d’espérer qu’elle est rétablie tout à fait.

La maladie de votre mère et les risques qu’elle a courus m’ont bien fait sentir que l’habitude est une seconde na­ture. En voyant la mort de votre mère proche, je voyais également la mienne, et je la désirais ; mais, Dieu merci, ces craintes sont dissipées. Adieu, mes chers enfants ; je vous embrasse. Toutes les nouvelles s’accordent à faire espérer la paix prochaine.


N° 29 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

Providence, 22 septembre 1799.

Mes chers enfants, voilà au moins vingt lettres que je vous ai écrites. Je ne vous dis rien de nouveau. Je vous envoie les dernières gazettes, vous verrez ; nous sommes dans l’espoir d’aller chez nous l’année prochaine. Je vou­drais bien vous voir et vous embrasser auparavant. Je ne sais qui me tient d’aller à la Havane l’hiver prochain. Tous les Français sont partis pour Boston, de là pour l’Espagne, prendre l’angle, pour aller aider au Roi à ­remonter sur son trône ; ils sont cent fois plus aristo­crates que moi ; ils étaient républicains pour de l’argent, à ce qu’ils disent, pour faire leurs affaires ; enfin, un de ces messieurs nous disait : « Votre femme est bien aristo­crate, la mienne l’est cent fois plus, mais elle sait cacher son jeu. » Vous avez connu cette dame, Salabert, et ses deux filles ; la fin de tout cela était pour avoir des certificats de tous les consuls. Ils s’en vont peut-être avec cent mille gourdes, et moi, pauvre diable, je meurs de faim, ruiné. Voilà les gens à caractère. Adieu ; je vous em­brasse tous de tout mon cœur, mes chers enfants.

N° 30 JOSEPH CHAUVITEAU À SON FILS CHÂLON

Providence, 12 octobre 1799.

Mon cher Châlon, je ne reçois pas de vos nouvelles directement. Pourquoi, mon fils ? Est-ce parce que je ne vous ai pas écrit ? en êtes-vous là avec moi ? Quand j’écris à votre frère, je mets toujours : « mes chers enfants » ; vous ne devez pas douter, mon fils, que vous m’êtes également chers ; je donnerais ma vie pour votre bonheur à tous les quatre ; la vie m’est à charge, à cinquante-trois ans ; le dégoût de la vie que je mène ici s’empare de mon cœur ; il est temps que je fasse place aux autres. Ma seule satisfaction est de savoir ma famille heureuse. Adieu, je vous embrasse ; soyez heureux.

N° 31 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Providence, 2 octobre 1799.

Celle-ci vous sera remise par le capitaine Young, de cette ville. Je vous dirai que MM. Morin et David sont partis pour la France, ainsi qu’une douzaine de dames et de messieurs et au mien. Cela a manqué ; la réflexion que j’ai faite que le parlementaire allant en Espagne, je me trouverais dans un pays étranger et sans lettres de recommandation et qu’il nous aurait coûté beaucoup d’argent pour nous rendre en France, m’a empêchée de partir ; ‘ai remis mon départ au printemps prochain. On croit d’ailleurs que le courant de l’hiver amènera de grands changements en France. C’est sur vous que je compte pour être mon con­ducteur, je me flatte que vous en serez bien aise ; pour­tant, malgré l’envie que j’ai d’aller habiter ce pays, je n’irais pas, si je voyais que cela pût nuire à mes enfants ; je ne vois qu’un obstacle, c’est la dépense du voyage ; du reste, que je boive et mange en France ou à la Guadeloupe, où votre père a dessein d’aller à la paix, cela revient au même. Je ne puis vous exprimer la répugnance que j’ai à aller habiter les colonies ; s’il avait dépendu de moi, je les aurais quittées il y a bien longtemps. Réfléchissez, mon cher Salabert, à ce projet, je voudrais que vous connaîtriez l’Europe, je trouve qu’il est honteux pour un homme de ne pas connaître sa nation ; si la paix se fait cet hiver, nous irons droit en France. Je vous fais la proposition de me conduire ; toutefois, que cela ne nuise pas à vos intérêts. Faites-moi réponse à ce sujet, et ne me dites pas que je suis bien ici, que c’est le pays le plus tranquille de l’univers ; je veux en sortir, ce n’est que l’espoir de m’en aller qui m’empêche de mourir. Si vous ne pouvez m’accompagner, sans faire des sacrifices, je ne veux pas que vous veniez ; je vous demanderais seulement de me procurer des lettres de recommandation, mais cela ne presse pas, j’aurai tout le temps de vous le rappeler. L’hiver, qui est déjà commencé pour nous, se­rait seul capable de me faire fuir de ce pays. Croiriez ­vous qu’à Wrentham, où j’ai passé le mois d’août, on a fait du feu sept ou huit fois, ce que je n’avais pas en­core vu.

Je vous envoie par cette occasion soixante-six paires de souliers qui me coûtent trente gourdes ; tâchez d’en tirer un bon prix, ça servira aux frais du voyage en question. Adieu, mon cher Salabert ; portez-vous bien et prospérez ce sont les vœux que je fais pour tous mes enfants. J’em­brasse mon fils Châlon.


N° 32 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Providence, 9 octobre 1799.

Nous avons reçu hier soir à huit heures vos lettres du 10 septembre. Mon cher Salabert, cette lettre me donne du chagrin, je vous croyais tout à fait hors de maladie. Je suis bien fâchée que la saison soit si mauvaise ; je vous engagerais à partir tout de suite pour venir nous rejoindre c’est l’intention de votre père que vous veniez au prin­temps vous rétablir ici. Faites-le pour votre mère et votre sœur, qui ont besoin de vous pour les soutenir et les con­soler dans tout ce qui pourrait leur arriver de malheu­reux ; votre père est vieux, s’il venait à nous manquer, que deviendrions-nous ? Vous et Châlon êtes tout notre espoir. Je suis bien reconnaissante des bontés de Mme Poey à votre égard, faites-lui mes compliments et remercie­ments ; elle sera pour toujours gravée dans mon cœur. Mme Chérot et Bourdel vous font leurs amitiés. On ne peut vous envoyer Narcisse (un petit nègre), le coquin m’a fait dire qu’il ne voulait aller trouver ni vous, ni votre frère à la Martinique ; il a été se mettre sous la pro­tection du Gouvernement. Je croyais vous envoyer ces deux lettres par le capitaine E. J., mais il les refuse parce qu’elles ne sont point écrites en anglais.

N° 33 Mme CHAUVITEAU À SON FILS CHÂLON

Providence, 10 décembre 1799.

J’ai reçu votre lettre du 3 novembre par le capitaine S…, mon cher Châlon, ainsi que les effets que vous m’avez en­voyés. Je ne vous répéterai pas ce que, sûrement, vous savez déjà ; je vous dirai seulement, mon cher ami, que j’ai un désir extrême d’aller vivre en France, d’y établir votre saur, et d’y voir un jour ma famille réunie. Vous me dites, mon cher ami, que vous travaillez à aider votre père, ces sentiments sont bien dignes de vous ; je vous remercie, mon cher fils, de vos bonnes dispositions pour vos parents. Vous nous renvoyez au printemps pour vos portraits ; nous avons été bien déçus de notre espérance, votre père était couru à bord, pour les recevoir ; à son retour, nous avons serré marteau, clous et rubans que nous avions préparés pour les placer ; votre sœur vous dit de ne plus lui en parler. Adieu, mon cher ami ; je vous em­brasse.

Ayez soin de vos dents, faites usage du quinquina ; vous êtes dans le pays. Je vous engage, mon cher Châlon, à vous orner l’esprit par la lecture de bons livres ; étudiez aussi la géographie dans vos moments de loisir.


N° 34 Mme CHAUVITEAU À SALABERT

Providence, 11 Décembre 1799.

Je suis fâchée, mon cher Salabert, que vous ne nous ayez pas écrit par le capitaine S…, qui est arrivé après une traversée de quatorze jours. Je vous faisais part de mes projets de départ au printemps pour la France, je me trouverais trop heureuse si je vous voyais établi dans ce pays ; je vous engage à penser à cela et à me faire vos réflexions. J’ai toujours le même désir d’aller habiter le Languedoc, chaque hiver que je passe ici augmente mon envie de partir ; les hivers d’ici sont trop longs et trop froids pour moi : depuis trois jours je suis à écrire ces deux lettres, il fait si froid que je puis à peine tenir la plume : tout est gelé dans la maison ; je ne sais si les bâtiments pourront sortir, car la rivière menace de se fermer.

Nous avons reçu une lettre de votre frère Chauviteau. Il a perdu son fils ; je vous engage à lui écrire, mon cher Salabert, entretenez par lettres l’amitié que vous avez tou­jours eue l’un pour l’autre. Votre sœur, qui vous aime toujours, jouit d’une bien mauvaise santé depuis quelque temps. Je vous envoie les dernières gazettes ; vous les lirez avec intérêt, les dernières nouvelles ne sont pas bien satisfaisantes. Si dans vos connaissances, quelqu’un reçoit les gazettes de France, envoyez-nous-en quelques-unes. Adieu, mon cher fils ; je vous embrasse… Donnez-moi des nouvelles de votre santé, et dites-moi s’il faut faire préparer votre chambre pour le printemps.


N° 35 SALABERT À Mme CHAUVITEAU, SA MÈRE

Havana, 16 décembre 1799.

Ma très chère maman, il y a déjà longtemps que je n’ai eu le plaisir de vous écrire, mes dernières étaient par la voie de N. P… Je ne pourrai en aucune manière vous accompagner dans le voyage que vous préméditez, non seulement parce que je crois réellement que la situa­tion des affaires ne permettra pas une pareille entreprise, mais parce que je ne pourrai quitter ce pays-ci sans ruiner toutes mes espérances et le fruit de mes travaux de deux ans. Le plus fort ici est de se faire connaître, d’acquérir la langue et le genre de commerce du pays, enfin, de se faire une réputation mercantile. Je commence à parvenir à ce but. Ce serait donc renoncer à tous les avantages que de quitter ce pays-ci, pour un voyage aussi long et aussi in­certain. Ce que j’ai, ce que je fais journellement n’est rien en comparaison de mes espérances. Je travaille pour re­cueillir ; la moisson pourra venir plus tôt, ou plus tard, selon les circonstances, mais, dans tous les cas, je croirais faire du tort à vous et à moi-même que de quitter le certain pour l’incertain. Ne doutez pas cependant du plaisir qu’un pareil voyage me donnerait, non seulement par mon inclination naturelle à voyager, et pour quitter un pays qui n’offre aucune jouissance quelconque, à moins d’être Grand d’Espagne, mais surtout par le plaisir d’être votre conducteur. Le porteur de celle-ci vous remettra deux petites boîtes, l’une contenant les portraits de Messieurs vos deux fils, qui sont assez ressemblants, et l’autre, une jolie bague que je vous prie de vouloir bien porter comme un gage de mon attachement et de mon respect. Si ce­pendant elle fait plaisir à ma sœur, vous pouvez la lui céder jusqu’à ce que Châlon lui en envoie une comme il se le propose…

Marquez-nous ce que vous déciderez de votre voyage, afin que nous puissions vous en faire passer les frais. Faites mes amitiés à ma sœur que j’embrasse bien tendre­ment, les habitants de Wrentham et les personnes de la ville qui me sont chères. Vous désirant parfaite santé, tranquillité et contentement, je suis respectueusement, ma chère maman, votre fils soumis,

J.-B. CHAUVITEAU


N° 36 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

13 décembre 1799.

Ma lettre n’étant pas partie, je l’ouvre pour vous faire savoir que nous avons appris avec un plaisir infini le ré­tablissement de votre santé ; nous désirons tous que Dieu vous la conserve bonne et heureuse, et vous souhaitons pour étrennes la prospérité dans toutes vos entreprises et l’accomplissement de tout ce que votre cœur désire. Je ne puis, mon cher Salabert, vous exprimer combien je suis sensible à vos généreuses intentions à notre égard ; je n’accepte vos offres qu’à la condition que vous ne gê­niez pas vos affaires. Votre père viendra avec nous ; de quelque manière que les choses tournent, nous partirons ; je vous écrirai et vous ferai savoir nos dernières résolu­tions. Si dans votre pays, vous voyez quelque personne venant de France, sachez ce qui se passe dans l’intérieur, et faites-m’en part. Adieu, mon cher Salabert.

N° 37 SOPHIE CHAUVITEAU À SES FRÈRES

Mes chers frères, ne croyez pas que l’oubli et l’indiffé­rence aient occasionné mon long silence ; j’ai employé ce temps à étudier ma grammaire, suivant le conseil de mon filleul Châlon, et j’ai senti, en effet, qu’il était très désagréable à une ignorante de correspondre avec des grammairiens peu indulgents. Mais, comme c’est le défaut de tous les gens de talent, vous êtes très excusables.

Il s’est fait des mariages ici ; je ne vous dis pas qui, par la crainte que j’ai d’être la première à vous apprendre une chose qui pourrait vous rendre un peu malheureux. Nous avons revu une lettre de vous hier au soir et le baril d’oranges, ce matin, lequel a été aussitôt placé dans la petite chambre où nous mettons vos présents ; elle est, ma foi, presque pleine ; nous l’appelons la « chambre aux présents » ; papa dit « de ses chers enfants » ; moi je dis, « de ces mauvais frères ». Adieu, je vous embrasse.


N° 38 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

Providence, 16 décembre 1799.

Mes chers enfants, hier j’étais décidé à partir pour la Havane. Je n’aurais eu que le plaisir de vous voir ; à vous dire vrai, j’en meurs d’envie, car je vais conduire votre mère et moi retourner à la Guadeloupe. Hélas ! je ne vous reverrai jamais ! Votre mère vous a écrit son projet, je ne sais que vous répéter ce que je vous ai écrit il y a quelques jours ; elles sont bien payées pour désirer de s’en aller. Une raison est l’établissement de votre sœur qui se fait vieille ; ce peuple n’aime que l’argent, l’argent est leur dieu ; tous les Français sont ravalés et s’en vont journelle­ment mécontents. Vous avez connu M. Morin, le plus rond, le plus généreux des hommes, il a eu mille désagréments, et maintenant qu’il est parti, il ne vaut pas un chien mort. La meilleure de vos amies disait un jour devant votre sœur : « Notre père veut bien nous donner tous les maîtres pour toutes les sciences, hors le français, il ne veut pas que nous en parlions un mot. » Enfin, mes amis, on porte la jalousie si loin, qu’on ne veut pas qu’un Fran­çais gagne quelque chose. Votre mère, dans son voyage à Wrentham, fit connaissance d’une daine de L. qui est partie pour la France avec plusieurs autres. Depuis ce temps, elle ne dort ni jour ni nuit ; je lui ai comme promis d’aller l’accompagner à Rouen, auprès de son cousin Mou­lin. Il n’y a qu’une chose qui me retient, si les Anglais prennent la Guadeloupe, je serai frustré ; j’ai un très bon domestique, un homme de quarante ans, un nègre de la Guadeloupe, qui a été en France longtemps, à qui je donne quatre gourdes par mois ; il ira les accompagner. Dites-moi, mes enfants, ferais-je bien d’aller les accompa­gner moi-même ou de rester ici l’été et d’aller passer l’hiver avec vous, ou à la Martinique, dites-moi franchement ce qui est mieux pour moi à faire. Je suis heureux, puisque j’ai dans mes enfants des amis ; je crois que je pourrai déci­der M. Clark à vous envoyer un bâtiment. J’irai vous voir et vous embrasser, peut-être pour la dernière fois.

N° 40 Mme CHAUVITEAU À SON FILS CHÂLON

Providence, 1er janvier 1800.

Il est inutile, mon cher Châlon, de vous dire tout ce que je vous souhaite. Vous savez combien je vous aime, ainsi vous devez penser combien de vœux je fais au ciel pour votre conservation et prospérité, ainsi que pour tous ceux de ma famille.

Je vous ai envoyé une petite pacotille par le capitaine S. Si cela est pris, il faudra que je fasse banqueroute ; je serai ruinée pour toujours. Tâchez, mon cher ami, d’en tirer un bon parti. J’embrasse bien tendrement mon cher Salabert et lui souhaite la nouvelle année bonne et heureuse. Rien de nouveau dans ce pays ; nous, toujours, gémissons, gre­lottons et désirons de vieillir, et toujours dans l’espoir de m’en aller. Je vous envoie les dernières nouvelles ; donnez la gazette à Salabert, quand vous l’aurez lue.


N° 41 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

Providence, 29 février 1800.

Je vous ai dit que bien des personnes branlaient dans le manche. Il y a environ un mois, M. F… me disait qu’il vous envoyait un bâtiment. Quelque temps après, il me demandait de l’argent à intérêts, je lui dis que je ne pouvais pas. Aujourd’hui il a fait banqueroute de quarante à cin­quante mille dollars. M. D. B… branle dans le manche.

N° 41 bis JOSEPH CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Providence, 1er mars 1800.

Prenez attention à cette date, mon pauvre enfant. Le 27 janvier, j’ai reçu votre lettre par la poste, avec une lettre de change de 250 gourdes sur MM. Gibbs et Cie ; je l’ai donnée à M. Clark, il l’a envoyée à ses amis, MM. Gibbs et Cie. J’ai été dix à douze jours avec la goutte et des rhuma­tismes sans pouvoir remuer. J’ai été vers le r o février chez M. Clark, point de réponse ; j’ai été le 14 ou le 15, point de réponse ; je rencontre M. Clark dans la rue, je le prie d’écrire pour avoir la lettre, refus ; le 20, je vois M. Clark, point de réponse ; le 24, point de réponse. Une pause et réflexion. Depuis que je suis à Providence, M. Clark m’a toujours fait beaucoup d’honnêtetés et de politesses. Depuis cette mau­dite lettre, M. Clark est froid, M. Clark me fuit, M. Clark a toujours des affaires et ne peut me répondre, M. Clark se gratte l’oreille et demande à M. Coshin, son commis « Avons-nous eu réponse ? » M. Coshin, se gratte l’oreille aussi et répond : « Non, sir. » Je ne pus m’empêcher de dire à M. Clark, il y a quelques jours : « M. Gibbs croit que parce que je suis un pauvre Français émigré, j’ai des yeux et je ne vois rien, j’ai des oreilles et je n’entends rien. » M. Clark a souri et m’a dit : « Ils ont sûrement oublié. — Et votre lettre, monsieur, que vous avez écrite il y a huit jours, ils ont aussi oublié ? — Yes, sir, ces messieurs ont beaucoup d’affaires. » Je réponds à M. Clark : « J’ai le dupli­cata de la lettre, je vous le donne ; je vous prie de le garder, je ne veux point en recevoir l’argent, je veux que M. Her­nandez leur envoie de l’argent. Nous en avons, monsieur, pour payer. »

Enfin, mon fils, hier, 28 février, je rencontre dans la rue M. Clark qui me dit qu’elle était payée. Je lui dis : « J’en suis fâché, le couteau est dans mon cœur ; il sera dans celui de mon fils et celui de M. Hernandez. » Je rencontre M. Coshin qui me dit que l’argent est à mes ordres ; je lui dis que je n’avais pas besoin d’argent, qu’il le savait, de le garder jusqu’à nouvel ordre. Faites vos réflexions, mon fils, pleu­rez avec moi ou consolez-moi. J’ai cru que M. Clark m’aurait fait voir la lettre de ces messieurs ; non, je ne le lui ai pas demandé ; pas un mot d’honnêteté de la part de ces anciens mitrons-là. J’aurais bien autre chose à vous dire, mais vous direz : Mon père a la rage dans le cœur, il croit qu’on l’a insulté et son fils en même temps. Vous saurez l’excuse dont ces messieurs se serviront auprès de M. Hernandez ; je n’avais pas besoin de l’argent de ces grossiers enrichis. Hélas, mes enfants, soyez sûrs, les gens à qui vous faites des politesses vous oublient une heure après ! L’Iroquois, à qui vous avez donné à dîner, passe à m’écraser dans un celer tous les jours ; il ne m’a seulement pas dit un mot. Faites vos affaires, mais ne faites pas la moindre politesse dans l’intention que les gens me rendent seulement un bonjour. Ah ! mon ami, il m’a fallu cinq ans pour connaître le pays ; vous ne le connaissez pas, Salabert, l’argent est leur Dieu, l’argent est leur sauveur, leur ami, leur réputation, leur honneur. Les Messieurs anglais de Londres connaissent mieux ce pays que nous.


N° 42 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

Providence, 30 mars 1800.

Mes chers enfants, notre voyage n’est pas encore décidé. Depuis décembre, nous n’avons pas de nouvelles de France. M. et Mme Savoursin, qui ont passé par ici, nous ont conseillé d’attendre, ou la paix, ou au moins de savoir s’il n’y avait point de guerre civile. Il faut être fou pour exposer son exis­tence sur le conseil des autres, mais il faut être aussi fou pour ne point les suivre quelquefois. Votre mère est d’accord pour partir en juillet ou août, s’il y a sûreté ; mais si elle est obligée de rester plus longtemps, d’aller à New-York pour l’hiver : il n’est pas possible aux Français de rester dans les petits endroits. Ces jours passés, votre sœur, Mme Chérot et la petite Bourdel sortaient de la maison pour faire quelques visites ; les petits polissons se sont mis après elles et les ont accablées de sottises. Vous ne connaîtriez plus, Salabert, ce bon et paisible peuple que vous et moi nous aimions tant. Si je me décide à aller res­ter à New-York et que mes espérances se réalisent, je ferai venir Chauviteau et sa femme ; cela fixerait votre mère et nous travaillerions ensemble. Vous me demandez la note des effets que je vous ai envoyés…… Enfin, mes chers enfants, dans ces trois ou quatre envois j’ai mis 1600 dollars ; c’est là-dessus que sont fondées toutes mes espérances, vous connaissez mes faibles moyens. Adieu, mes chers enfants, je vous embrasse.

Lisez dans le Mercure, que je vous envoie, ce que l’on dit des pauvres Français de Wrentham. Vous les con­naissez, ils sont six femmes et un homme, qui ne se mêle de rien ; mais il est chargé de vendre la ferme de M. d’Es­coublanc, et il faut leur dire des sottises pour avoir la ferme à moitié de la valeur.


N° 43 M. MORIN À JOSEPH CHAUVITEAU

Bordeaux, 10 janvier 1800.

Mon cher Chauviteau, je vous ai écrit par une goélette américaine, à la Corogne, où nous sommes arrivés après un mois de traversée, ayant éprouvé bien du mauvais temps et perdu notre grand mât. Nous y avons resté quinze jours, pour nous y reposer et nous avons aussi mis quinze jours à nous rendre dans ce port. Nous y avons trouvé bien du changement. Fort heureusement que notre tra­versée a été longue, car si nous étions arrivés ici à l’époque où nous sommes arrivés à la Corogne, nous eussions éprouvé bien des désagréments ; mais, grâce à Dieu, les membres du bureau central et de la municipalité avaient été changés, et ceux qui les remplacent aujourd’hui sont des gens honnêtes et amis du bon ordre. Nous avons été tenus à déposer nos passeport et certificat de résidence (car sans ces pièces, il ne faut pas aborder en France) au bureau cen­tral, qui les a envoyés à Paris, et nous a donné ensuite une carte de sûreté, pour rester en cette ville, jusqu’à ce que nous ayons permission de nous rendre à notre domicile. Comme quelquefois il arrive que cette permission ne parvienne qu’au bout de deux ou trois mois, je me suis procuré par M. N…… un passeport pour me rendre à Lorient, et je dois partir demain matin.

Ces deux derniers mois, il a été impossible de voyager dans le département de la Vendée. On suppose l’armée de plus de cent mille hommes ; mais depuis quelques jours, il y a eu une pacification, et plusieurs voyageurs ont passé au milieu d’eux, sans éprouver d’autre retard que celui de signer leurs passeports. Dans cinq ou six jours, je passerai dans leur camp et je pourrai alors vous dire la manière dont j’aurai été reçu.

Les détails de tout ce qui s’est passé depuis l’arrivée de Bonaparte en France sont inconcevables et étonnants ; il me serait impossible de vous les donner. Je charge un de mes amis d’envoyer à Teste toutes les gazettes depuis deux mois ; vous y verrez des choses surprenantes : tous les jours il y a du nouveau, et suivant les apparences, nous aurons la tranquillité sous peu. On parle d’une paix générale, et d’après l’avis de beaucoup de gens, elle ne doit pas tarder ; en mon particulier, tout ce que je vois me porte à le croire. Le seul commerce qu’il y ait en France, maintenant, est pour les corsaires qui sont en grand nombre et qui font quantité de prises sur les Anglais ; lorsqu’il y en a un. de pris, on en met deux sur les chantiers. Il y en a à Bordeaux une vingtaine de dix-huit à trente canons dont les armateurs ont gagné des millions. Les lettres de marque, lorsqu’elles passent, font de grands ravages ; par ailleurs, on ne fait rien, qu’entendre crier misère ; l’argent est très rare, cependant l’intérêt qui a été jusqu’à 3 pour 100 par mois, est tombé à 1. Les denrées coloniales sont sans demande, le café 40 sols ; on a du beau sucre à 30 sols.

La vie est très chère en France, surtout en cette ville ; je ne suis pas logé dans un hôtel de première classe et il m’en coûte cependant 15 francs par jour. Une famille comme la vôtre, en louant un appartement, pourrait cependant vivre pour ce prix en économisant. Le luxe est porté à un degré qui m’a étonné ; les femmes, même les gri­settes, portent toutes perruque.

Si cependant, mon cher Chauviteau, vous passez en France avec votre famille, en habitant toute autre ville de province, il ne vous en coûterait pas plus cher qu’à Providence. Ce n’est cependant pas un conseil que je vous donne de venir, mais si vous vous décidez à y passer, il faut que vous ayez un passeport et certificat de rési­dence bien en règle. Il vient de paraître une proclama­tion de Bonaparte qui confirme la liberté et l’égalité à Saint-Domingue, dans laquelle il dit que les autres colonies, tant par leur sol que par leur position, seront autrement gouvernées. L’on juge qu’il y aura un autre régime pour les autres colonies ; ce qu’il y a de certain, c’est que cet ange tombé du ciel a établi la tranquillité en France, qu’il paraît que ses intentions sont pures et qu’il établira le bon ordre aussi dans nos colonies.

Présentez mes respects à votre chère dame et demoi­selle ; amitiés à tous vos amis.

Votre ami,

MORIN


N° 44 SOPHIE CHAUVITEAU À SON FRÈRE

Votre maussade lettre et votre persiflage m’enragent et me découragent…………

(Suivent quatre pages de malices, de tendresses et d’es­piègleries.)

Providence, 14 juillet 1800.­

Mon cher Salabert, mon cher frère, mon cher Bébert, je vous embrasse de tout mon cœur, ainsi que Chàlon ; mes amitiés à notre cousin, je vous prie d’excuser les sottises que je vous dis dans mes rimes. Je vous disais, il y a huit jours, que notre aimable Louise est partie pour la Guadeloupe. Notre chère Betsy est toujours bonne et affable, elle veut absolument que j’aille la voir. Je me propose d’y aller à l’automne, je voudrais bien que vous soyez de la partie. Votre ami Jebez n’est pas mort, mais il est au fond de la Géorgie. Sarine a fait divorce avec J… et s’est remariée avec le fils du fameux général D… Mon vieux Sweetheart à millions n’est pas encore de retour dans nos cantons ; je vous marquerai le résultat de cette conquête, quoique mon triste cœur me dise qu’il est bien laid et que ce n’est pas la fortune qui fait le bonheur. Mme Chérot et Sylvie sont parties pour New-York, ce qui me rend bien triste, car il y a près de trois mois que nous étions toujours ensemble.


N° 45 SOPHIE CHAUVITEAU

J’ai à vous faire une demande
Mais je ne sais comment m’y prendre,
Si c’est en vers ou bien en prose
Qu’il faut vous exposer la chose.
Je ne sais d’où vient ma frayeur,
Car je connais bien votre cœur ;
Je sais qu’il est bon, qu’il est tendre,
Et qu’avec vous on peut s’entendre
Quand on s’explique clair et net,
Et qu’on ne fait pas trop la bête.
Je dis donc très intelligiblement
Que je voudrais avoir incessamment…
Oh ! mais je tremble, et la parole
Sur mes lèvres expire et s’envole.
Quand il faudrait pour quelques sous…
Qu’est-ce mon frère ? Qu’est-ce pour vous.
Pour une chose nécessaire
Que bien sûr, vos grandes affaires
Seules, vous ont fait oublier,
Car il s’agit d’un bon coucher
L’hiver, il faut absolument
Que ma sœur soit bien chaudement
Dans sa couette, bien enfoncée,
Pour n’être pas toute gelée.
Papa me la donnerait bien,
Mais je ne veux demander rien.
Je veux que cela soit de vous,
Comme prévoyance de vous,
Et si cela ainsi se fait,
Je vous dirai : Ah ! quel bienfait !


N° 46 SOPHIE CHAUVITEAU À SES FRÈRES

Providence, 4 juillet 1800.

C’est fort bien fait, messieurs, de garder ainsi le silence envers votre sœur qui vous aime de tout son cœur, et qui a pris la peine de vous écrire trois lettres en vers. Eh bien ! me voilà bien payée de toute ma tendresse et de toutes mes peines ; pas un seul petit mot depuis le mois de février ! Vous dites que je me suis trompée à la date de mes lettres ; non, monsieur, non en vérité ; non, je ne me suis pas trompée, je prends trop de précaution quand je vous écris, car je sais que vous êtes un homme dont auquel et avec qui il faut marcher droit ; ainsi donc, mes lettres étaient fort bien datées, et ce n’était pas du tout difficile à comprendre, à moins que vous ne fussiez dans vos black devil. Je suis étonnée que Châlon, qui paraît être toujours dans son sang-froid, ne les ait point comprises ; mais je vois, malgré toute ma bonne volonté à vous excuser, que vous êtes tous trois de fières bêtes de ne pouvoir comprendre les lettres d’une fille d’esprit. Pardonnez-moi, mon cher frère aîné, de sortir ainsi des bornes du respect que je vous dois, mais je suis si fort en colère de ce que vous ne m’ayez pas écrit, que je ne puis m’empêcher de vous dire des injures. C’est assez dire des bêtises, il faut à présent parler de choses sérieuses. Nous vous avons envoyé par la voix de Boston un paquet…

N° 47 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Providence, 18 juillet 1800.

J’ai reçu, mon cher Salabert, votre lettre du 17 juin ; je vois avec plaisir que vous êtes tous en bonne santé, quoique au milieu de la peste ; je vous engage à faire beaucoup usage de citron et à ne pas vous échauffer le sang. Ma maladie ’d’aller en France me tourmente toujours, elle est aussi incu­rable que votre diable noir. M. Line m’a donné du chagrin en me disant que vous aviez toujours les yeux malades ; je vous engage à ne pas écrire à la lumière, c’est pernicieux pour vous. Nous lui avons fait beaucoup de demandes pen­dant les deux jours qu’il a été avec nous ; il a répondu à toutes, il nous a parlé de quelque projet. Vous êtes grand, et devez être sage et réfléchi, mais je ne puis m’em­pêcher de vous rappeler que vous habitez ce pays-là pour travailler à vous faire un sort heureux et venir après choisir une femme digne de vous, dans votre patrie.

N° 48

Providence, juillet 1800.

J’ai reçu hier votre lettre, mon cher Châlon ; je vois avec peine que vous n’avez pas reçu toutes celles que je vous ai écrites depuis deux mois. Usez de citron, c’est un préser­vatif contre la peste, ne buvez d’aucune liqueur, ménagez ­vous pour nous tous. Nous avons eu la visite d’un M. D…, qui m’a dit être associé dans la maison où vous êtes ; en conséquence, je lui a fait politesse. Votre sœur vous aime toujours et vous embrasse ; on lui a dit que vous avez beau­coup grandi, elle en est enchantée ; pour moi, grand ou petit, je vous aime toujours et vous embrasse. J’attendais avec impatience votre portrait, pour voir si votre barbe avait poussé ; mais j’ai été désappointée, car cette manière de peindre ne laisse voir ni la couleur des cheveux, des yeux ni le teint ; je veux l’avoir aussi en trois quarts et point en profil, mais ce sera quand vous viendrez me voir en France. En attendant, je vous embrasse et je vous souhaite une bonne santé.

N° 49 JOSEPH CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Mon cher enfant, j’aurais mille choses à vous dire, mais je ne peux. Votre ami M. Nouvion est arrivé ; j’ai fait tout mon possible pour lui rendre tous les services qui ont dépendu de moi, personne ne voulait le prendre. Il a été huit jours à Petorcelle, il s’est brouillé, il est revenu, il voulait absolument rester à la maison ; il va vingt-cinq fois à la selle par nuit. Votre mère et votre sœur m’ont dit que s’il y res­tait, elles abandonneraient la maison. Je l’ai encore replacé ; je ne sais s’il y restera, sa maladie le rend inquiet. Il me dit que c’est vous qui êtes cause qu’il est venu ici ; je ne vous donnerai jamais de pareil embarras. Enfin, j’ai besoin de faire pénitence pour la rémission de mes péchés ; si absolu­ment on le renvoie où je l’ai mis hier au soir, je le mettrai dans ma chambre,- il est adressé par vous. Adieu, je viens de recevoir une lettre de Chauviteau, qui me dit qu’il tient les livres de trois négociants, qu’il gagne dix mille livres net et qu’il fait un petit commerce avec la Trinité, très profi­table. Je vois avec plaisir que tous mes enfants sont plus heureux que moi. Dieu soit loué ! je ne demande d’eux que d’être un peu plus à eux quand ils m’écrivent.

N° 50 SOPHIE CHAUVITEAU À SON FRÈRE SALABERT

Providence, 14 Août 1860.

Vous me dites, mon cher Bébert, que vous lirez ma lettre une seconde fois, afin de la mieux comprendre. J’aurais bien voulu que vous l’eussiez lue et relue avant de me faire réponse, car vous ne me répondez à rien de ce que je vous demande, vous Monsieur le Censeur, qui faites le grondeur et donnez des leçons de correspondance, depuis que vous êtes à la Havane ; vous m’écrivez parfois beaucoup pour ne rien dire, vous ne répondez jamais à rien de ce que je vous dis. Je suis jalouse de ce que la lettre de Mme Chérot est plus longue que la mienne ; je m’aperçois que j’ai eu beaucoup de lettres perdues. Maman voudrait bien que ni vous, ni Châlon ne lui par­liez plus du diable ; elle en a une si grande frayeur, qu’en entendre parler seulement, les cheveux lui dressent sur la tête ; ainsi, messieurs, je vous conseille de faire scission avec le diable si vous voulez faire plaisir à maman. Je vous fais grâce des bouts-rimés pour cette fois, j’ai le cour triste : votre lettre m’a donné bien du chagrin, je vous avoue, mon cher et bon frère, que j’ai pleuré comme un enfant, quand j’ai vu que vos yeux étaient malades, et mes pleurs ont redoublé quand j’ai vu cet hélas ! du ressouvenir du passé ; quand j’ai fait réflexion que je me donnais mes petites aises aux dépens des yeux de mon pauvre frère, qui se calcine le sang et fait le sacrifice de ses plus beaux jours pour amasser cet argent que je dépense si aisément quand j’en ai. Votre ami Line, est parti ; je lui ai remis votre portrait que je venais de finir. Mes amitiés à Solange ; dites-lui qu’il a l’honneur d’occuper toujours mes chères pensées, comme étant cousin germain, pas à d’autre titre, car une petite méprise pourrait me devenir dangereuse, d’un cousin témé­raire et peu respectueux, si par hasard il avait ces deux défauts.

Thérèse a une petite cabresse.


N° 51 SOPHIE CHAUVITEAU À SON FRÈRE CHÂLON

Providence, 14 août 1800.

Vous êtes trop aimable, mon cher petit filleul, pour que je ne m’empresse pas de vous répondre, je vais me mettre dorénavant en quatre, pour bien vous contenter et bien tenir la correspondance. Adieu, les vers ! J’ai du chagrin ; la gaieté de mes lettres vous fait juger que je suis sans souci ; eh bien ! les apparences sont trompeuses. Vous devez savoir qu’il n’est pas de beaux jours qui ne soient sans nuages, et souvent très épais ; ainsi donc, il n’y a pas de bonheur parfait dans ce bas monde : toute âme vivante a sa dose de peines et de douleurs ; voilà la base de toutes mes consolations, et vous, mes chers frères, car vous ne pouvez que donner satisfaction et bonheur aux personnes qui vous sont chères. Amate ne vous a pas trompé en vous disant que votre cousine Sylvie était une jolie fille ; cependant, ne vous figurez pas que ce soit une beauté parfaite : tout ce que je puis dire, c’est qu’elle est plus jolie et de meil­leur caractère que votre sœur. Pour revenir à Amate, j’ai été bien étonnée que Salabert nous l’ait donné comme son intime ami, ainsi que quelques autres vrais magots de la Chine, aussi brillants au moral qu’au physique. Je me disais en les examinant : Mon bon frère a de la charité chrétienne, autant qu’il soit possible ; c’est assez médire. Revenons à vous, mon cher Châlon ; je vous embrasse aussi tendrement que je vous aime et vous prie de me croire pour la vie…Je vais entreprendre votre portrait aux premiers beaux jours. J’ai été chez Anna Borought, qui me prie de m’informer de son frère Sidney qui est à la Havane depuis quelques mois ; ils sont très inquiets de ne pas recevoir de ses nou­velles. Un autre mariage à vous annoncer : M. Georges B… et Emilia S… ; vous savez celui de M. Mass… et d’Aline B…

N° 52 Mme CHAUVITEAU À SON FILS CHÂLON

Providence, 6 août 1800.

Il y a bien longtemps, mon cher, que vous n’avez écrit à votre mère qui est bien inquiète de savoir que la peste est dans votre île ; tirez-nous d’inquiétude, en nous écri­vant par la première occasion. On nous dit que cette maladie fait un ravage affreux chez vous : fuyez tous les trois à la campagne, c’est le remède le plus sûr. Ci-jointe une cin­quième facture des effets que nous vous avons envoyés…

Ne vous moquez pas de ma facture, je la trouve supé­rieurement faite, pour la première que j’aie faite de ma vie ; quand je serai grosse négociante, je prendrai un commis. On a fait courir le bruit que le bâtiment était perdu, mais on a su qu’il avait relâché dans le Sud. — Adieu, mon cher Châlon, je vous embrasse tendrement, je vous sou­haite une bonne santé et beaucoup de prospérité dans toutes vos entreprises.

Allez tous les dimanches à la messe, et priez Dieu pour vos parents. Votre père vous embrasse, votre sœur va passer quelques jours à Boston, mon cher vieux n’est pas content et se gratte l’oreille.

N° 52 bis

24 août 1800.

Mon cher Châlon, il me reste à vous remercier pour toutes les peines que vous vous êtes données pour mes petites affaires. Votre père vous a envoyé la note que vous me demandiez. Je ne vous renverrai plus de ces grands diables d’éventails ; si vous m’en parlez encore, ne leur donnez pas ce nom de diables, c’est un nom que je n’aime point à voir dans vos lettres. Je n’aime point davantage à l’entendre prononcer. La paix est différée, nous vous envoyons les gazettes ; vous verrez les dernières nouvelles qui ont rompu tout à fait mon voyage pour cette année. Vous me dites, mon cher Châlon, que vous viendrez peut-être nous voir. Ce sera un grand plaisir pour moi, mon fils, de pouvoir vous embrasser. La pauvre Mme Arnaux est morte ; son fils Pierwick est allé rejoindre son père à la Martinique.

N° 52 ter/53 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

Je vous embrasse de tout mon cœur. Un mal de tête affreux depuis huit jours, tous les ressorts de la machine sont usés ; je suis toujours malade. Je vous recommande le fils du colonel Bartoum. Adieu, mes enfants.

N° 54 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

Providence, 22 août 1800.

Mes chers enfants, je me fais en vérité, un effort pour vous écrire par M. Smith, qui vous remettra deux petites boîtes que votre mère vous envoie, contenant cent éven­tails, deux châles de soie, gilets de soie, bonnets de femme du nouveau goût, rubans également du nouveau goût ; enfin, des bagatelles. Je souhaite que les dames les trouvent de conséquence, ces bagatelles. Heureux ceux qui pansent leurs plaies avec des bagatelles, ils en retirent double profit !

Toujours forcés par les circonstances, ce qui met une indécision dans nos projets, qui nous ferait passer pour des enfants. C’est pourtant la prudence qui nous dicte de ne pas mettre au hasard l’espèce d’existence que nous avons ; les nouvelles d’aujourd’hui sont que le traité est renvoyé jusqu’à ce que les ambassadeurs reçoivent de nouvelles instructions du Président. Les corsaires et autres prennent tous les bâtiments américains qui vont en Europe. Adieu, mes chers enfants ; je vous embrasse tous, un mal de tête affreux m’arrête.

Il n’y a pas de lettre depuis août 1800 jusqu’à juin 1801. Châlon a dû arriver à New-York en avril 1801, après avoir fait station dans plusieurs villes de la côte, il est retourné à la Havane en juillet 1801. Salabert quitta alors la Havane et, après plusieurs séjours dans les ports, il arriva à New-York en octobre 1801.


N° 55 SOPHIE CHAUVITEAU À SON FRÈRE SALABERT

New-York, 17 juin 1801.

Je ne vous ai pas encore écrit depuis l’arrivée de Châlon. Ce n’est ni oubli ni indifférence, mon cher frère, étant bien persuadée que Châlon ne vous laisserait rien à désirer, en vous donnant lui-même des nouvelles et des détails de nous tous. Je vais donc vous féliciter sur votre nouvelle et heu­reuse position1, et vous remercier de vos attentions et de votre amitié. Notre bon et cher Châlon commence à penser à s’en retourner, je commence à en ressentir toute la douleur. Je ne me suis pas ennuyée du tout pendant son séjour ici, l’idée que ses intérêts l’appellent me con­sole un peu…

Nous nous occupons de chercher un bon peintre. Ainsi vous recevrez par notre intéressant Châlon ce fameux portrait et une épingle contenant les cheveux des personnes qui vous aiment tant, qui s’intéressent tant à vous, que je ne doute pas que vous n’y attachiez le plus grand prix. Adieu…

1. Salabert était associé de M. Hernandez.


N° 56 CHÂLON À SON FRÈRE SALABERT

New-York, 24 juin 1801.

Mon cher frère, c’est aujourd’hui la Saint-Jean, et, je crois, votre fête. Veuillez recevoir la part qui vous revient des vœux sincères que je fais pour le bonheur et la prospérité de tous ceux qui portent le nom de Jean ; priez M. Baron de croire que la sienne n’est pas la plus petite. Vous me ferez le plaisir de lui dire que je ne lui écris pas, parce que je pense partir dans huit ou dix jours, si je trouve un bâtiment…

J’ai eu beaucoup de plaisir à voir votre ami M. Whiple ; mais, en même temps, j’ai ressenti la plus grande peine en le trouvant aussi malade. Il m’a donné les nouvelles les plus satisfaisantes de votre situation. Je vous en félicite, mon cher Salabert, et je désire ardemment que la fortune continue à vous favoriser…

Vous désirez avoir les détails de mon voyage, vous les aurez reçus par la goélette Elisa et différentes autres… La chaleur qui se fait déjà sentir me fait trembler pour celle que je ressentirai à la Havane. Toute notre famille se porte bien, excepté moi qui prends médecine demain.


N° 57 CHÂLON À SALABERT, À CHARLESTOWN

La Havane, 23 septembre 1801.

C’est avec un extrême plaisir, mon cher Salabert, que j’ai appris hier au soir votre heureuse arrivée après neuf jours de traversée… J’ai reçu une lettre de papa qui m’annonce son départ pour la Guadeloupe en octobre ou en novembre prochain. Il a sans doute pris cette résolution, d’après les nouvelles que nous avons reçues que tous les émigrés rentrent et sont reçus favorablement par le gou­vernement. Je ne sais encore au juste quel est le solde que je lui dois ; mais je désire singulièrement lui faire passer quelque argent et vous prie donc de faire tout votre pos­sible pour lui faire tenir cinq cents gourdes pour mon compte…

N° 58 CHÂLON À SALABERT

La Havane, 1er octobre 1801.

Mon cher Salabert, celle-ci vous est adressée à New-York, parce que vous dites à M. Hernandez, dans votre lettre du 8 septembre, que vous aviez l’intention d’y passer… Pour ce qui est des recouvrements, je commence à me désabuser sur le compte de tous ces messieurs chevaliers d’industrie et j’aime mieux vivre sans amis que d’en avoir de ceux qui ne se disent tels que pour mieux vous gruger…Si vous avez reçu ma lettre du 22 septembre, vous avez sans doute fait vos efforts pour payer à papa, pour mon compte, une somme de cinq cents gourdes dont je vous tiendrai compte. Je vous prie même, si vous le pouvez, de terminer mon compte avec lui. Je lui envoie tous les papiers nécessaires ; sur toutes choses, recommandez-lui, priez-le, de ne plus envoyer de pacotille, et faites-lui voir qu’il ne peut qu’y perdre. Il n’y a que deux mois que je l’ai quitté, je l’avais déterminé à ne plus en envoyer, et point du tout ; hier, j’en reçois une autre qui était en rade depuis six jours. Papa ferait beaucoup mieux de vivre tranquille et de ne pas entreprendre des affaires qui lui donnent beaucoup de peine et à moi aussi, et il n’en retire aucun bénéfice. Je connais parfaitement bien ce qui le porte à cela, c’est un effet de générosité de ses sentiments il ne voudrait pas toucher à ce que ses enfants gagnent et voudrait lui-même gagner pour se soutenir avec sa famille ; mais il a grand tort de penser ainsi ; car il peut considérer qu’il n’aura que de la perte, et qu’il me fait plus de tort que s’il recevait de l’argent de moi, puisque ses affaires, qui ne lui donnent aucun bénéfice, me détournent des miennes qui pourraient m’en donner. Qu’il ne croie pas que ce soit par humeur que je parle ainsi ; non, je l’aime beaucoup, je sacrifierai toujours, avec plaisir même, la dernière gourde que j’aurais pour soulager ses vieux jours. Je lui promets de ne jamais penser à travailler pour moi, tant qu’il sera dans la peine ; mais je souffre quand je vois qu’il veut entreprendre de faire des affaires où il ne peut que perdre sur les envois, perdre sur les remises. Voilà sûrement le moyen de bientôt voir la fin de son capital. Adieu, mon cher Salabert.

N° 59 JOSEPH CHAUVITEAU À SALABERT,
À CHARLESTOWN

New-York, 17 octobre 1801.

Mon cher Salabert, j’ai reçu votre lettre du 15 avec d’autant plus de plaisir que nous étions tous inquiets. L’on nous avait dit que la fièvre était à Charlestown ; elle est ici, mais nous sommes logés dans un endroit bien sain. En arrivant, faites-vous conduire à Chatam street, n° 158, ou pour mieux, mon cher enfant, si vous craignez tant soit peu, retardez de quelques jours. Pour ce qui est de l’enfant, vous devez me connaître, surtout vous y étant si intéressé. Le parent de M. Hernandez est certainement une recommandation qui mérite toute notre considération par l’intérêt que M. H. prend à nos enfants. J’ai pris des informations. Vous pouvez, en venant, vous arrêter chez M. Philips à Péterson, sur votre chemin. Du reste, mon fils, faites pour le mieux, et comptez sur votre père, comme sur vous-même. Votre mère, votre sœur se portent bien et désirent bien vous voir. Sans adieu, mon fils. Je vous embrasse.

N° 60

New-York, 21 octobre 1801.

Mon cher Salabert, la fièvre diminue ici de jour en jour. Nous vous embrassons tous et nous désirons tous de vous voir. Pour ce qui est de votre pupille, je pense que les `enfants dans les vil. Il y en a à Péterson une bonne ; quelques jeunes gens de la Guadeloupe y sont. Du reste, faites pour le mieux. Il y a aussi des pensions à la ville. Adieu.

Salabert, en quittant New-York, en novembre 1801, alla à la Mar­tinique. Il a dû accompagner son père qui s’y trouvait aussi à la même époque. Les lettres manquent jusqu’à la mort du fils aîné, le 16 jan­vier 1802. Le billet de part pour le service religieux à l’église de Fort ­Saint-Pierre donne la date précise. Il avait survécu deux jours à sa blessure.


N° 61 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

New-York, 8 mars 1802.

Aujourd’hui huit jours, mon cher Salabert, que j’ai reçu votre lettre qui m’a accablée de douleur et de chagrin ; faut-il qu’en pleurant la mort de mon enfant, j’aie encore à pleurer l’inconduite d’une cruelle femme ! — Ah ! mon cher Salabert, un de mes chagrins le plus cuisant, est de penser qu’il était malheureux ! — Le désespoir et le cha­grin l’auront conduit au tombeau. Assurez-moi donc, qu’il a consenti, sans effort, à rompre ce mariage ; il me passe mille choses dans la tête qui me font mourir ! Je crains que par égard, par respect pour son père, il aura consenti à se désunir d’une femme qu’il avait aimée et peut-être qu’il aimait encore ! La violence qu’il aura faite en lui-même, a contribué à sa mort ; cette idée me tue ! Son enfant, qu’est-il devenu ? que deviendra-t-il ? où est-­il ? Vous ne m’en parlez pas. Vous, mon cher vieux, qui ne m’avez pas écrit et qui lirez ma lettre, l’enfant de notre enfant, je vous le demande pour consolation de ma vieillesse, sera-t-il jeté dans l’opprobre ? Non, je connais votre tendresse pour vos enfants ; le fils de votre fils vous sera cher, il partagera votre tendresse ; dans lui nous re­trouverons le fils que nous avons perdu. Écrivez-nous ; au nom de Dieu ! si vous ne pouvez pas le faire, faites-le faire par Salabert qui écrit facilement ; entrez dans les plus petits détails ; tranquillisez-moi, je ne vis pas. Adieu, mon cher vieux ; adieu, mon cher Salabert ; je vous écri­rai plus amplement la semaine prochaine, car aujourd’hui je n’en ai ni la force ni le courage. Votre fille, votre sœur, vous embrasse ; elle vous a écrit il y a quatre ou cinq jours. Mes tendres amitiés à la famille Bourdel.

N° 62 Mme GUÉNET À SON NEVEU SALABERT

Le Moule, 8 mai 1802.

Il y a trois ans, mon cher Salabert, que je ne vous ai pas écrit. La faiblesse de ma vue, la gêne que j’éprouve à me servir de lunettes, me prive du plaisir de corres­pondre avec ma famille. Mais comment garder le silence sur des malheurs aussi affligeants que ceux que vos lettres nous confirment. Hélas ! mon pauvre Chauviteau, il n’y a donc plus d’espoir pour vous ; il est donc vrai que vous avez été tué, et que c’est votre indigne femme qui en est la cause ; c’est elle, cette malheureuse, qui me prive d’un neveu et d’un filleul que j’aimais comme un fils et que j’avais espoir d’embrasser sous peu. C’est encore une suite de cette fatale Révolution ; sans elle, nous n’aurions pas été dispersés, ce fâcheux mariage ne se serait pas fait ; j’aurais encore mon pauvre Guénet, que je n’ai pas encore cessé de pleurer ; je ne serais pas privée de Solange ; j’au­rais encore la satisfaction de voir ma famille. C’est à cette Révolution que nous devons tous nos maux. Mais croyez, mon cher Salabert, que je n’en suis pas_ moins sensible à ces malheurs, et que c’est du fond du cœur que je les partage avec vous. Ah ! que je vous plains d’avoir été le témoin d’une pareille scène ; votre père a dû bien souf­frir, lui qui aime tant ses enfants. Je me représente sa douleur et la vôtre, et vous engage à faire vos efforts pour la surmonter. Je sais par expérience combien mon conseil est difficile à suivre ; mais promettez-moi de ne faire aucune démarche qui puisse aggraver vos malheurs. Je ne serai pas tranquille que vous ne m’ayez donné votre parole de ne point rechercher le meurtrier de votre frère. Abandonnez ce coupable à la vengeance du ciel, et soyez sûr que son châtiment est immanquable. Attachez-vous à faire la consolation de votre famille. Songez que la priva­tion de votre frère va vous rendre encore plus cher à nous tous, et que je compte autant sur vous que sur Solange, pour être les soutiens de ma vieillesse. Vous savez combien je vous ai toujours aimé ; les enfants de Sophie et les miens doivent se regarder comme frères et sœurs ; nous sommes trop attachées, l’une à l’autre, pour qu’ils ne soient que cousins. Je me propose de lui écrire, et je suivrai votre conseil ; mais de quelque manière qu’elle apprenne cette affligeante nouvelle, moi qui connais sa sensibilité, je crains qu’elle ne la supporte pas. Que ne donnerais-je pas pour être auprès d’elle dans ce moment ! D’après vos lettres, mon cher Salabert, je vois avec chagrin qu’il faut renoncer au plaisir de vous voir ; vous venez jusqu’à ma porte et vous n’entrez pas. Vous allez rejoindre Solange et Châlon, sans nous avoir vus. Vous me détournez de rappeler Solange, vous dites qu’il fait bien ses affaires. Que Dieu me le conserve et me le ramène dans un temps plus heureux ! Notre pauvre pays est perdu ; s’il m’était possible de faire une fin du peu qui me reste, j’aimerais mieux aller mourir avec vous autres que de vivre ici. M. Vallée et sa femme ne balanceraient pas un instant à me suivre ; je suis fâchée que vous ne puissiez pas faire sa connaissance, je suis sûre que vous l’aime­riez ; c’est un aimable homme, il est bon mari et bon gendre, il prend l’intérêt le plus vif à ma famille, il par­tage avec nous le malheur de mon pauvre Chauviteau. S’il ne craignait pas de nous laisser seules, c’est-à-dire en danger, il ferait le voyage de la Martinique pour vous voir, ainsi que votre père. Sa femme joint ses regrets aux nôtres pour son premier cousin ; elle a conçu une telle hor­reur pour cette malheureuse femme ; qu’elle ne peut plus entendre prononcer son nom ; elle a prié toutes ses amies de ne jamais lui en parler. Nous avons su tous les tours qu’elle a joués à son mari. Les émigrés du Mont qui sont venus de la Martinique nous ont tout dit ; de sorte que quand elle est arrivée de Saint-Thomas, elle a répandu le bruit que son amant était mort ; elle a eu honte d’a­vouer qu’elle avait été délaissée, et croyant que nous ignorions sa mauvaise conduite, elle nous a fait pressentir qu’elle nous ferait une visite. Nous avons répondu que nous la verrions avec plaisir, quand elle nous serait pré­sentée par son mari. Elle a perdu son enfant presque dans le même temps que le malheur est arrivé à votre frère. Je ne crois pas qu’il fût son fils ; point de regrets ! Dites à votre père que je l’attends, et qu’en attendant le plaisir de l’embrasser, je le prie en grâce de se ménager et de nous écrire aussitôt qu’il sera rendu à la Basse­ Terre. S’il était possible que tout ce que j’ai à prétendre dans ce malheureux pays pût se réaliser dans vos mains, ou dans celles de votre père, j’en dormirais plus tranquille. Je n’ai jamais douté de l’intérêt que vous m’avez toujours témoigné, et je n’ai jamais rien fait pour le démériter. Soyez certain, mon cher Salabert, que je ne cesserai jamais de vous aimer et de faire des vœux pour votre bonheur et votre conservation

J’écris à votre mère et à votre sœur. Je compte aussi écrire à Solange et à Châlon ; ce qui me désole, c’est qu’ils ne reçoivent pas nos lettres.


N° 63 HILAIRE BIOCHE À SON NEVEU SALABERT

Roseau, 1er février 1802.

Votre lettre du 22 janvier, mon cher Salabert, ne m’est parvenue que le 28 dudit ; elle m’annonçait la perte du pauvre Chauviteau votre frère et me laissait en même temps des doutes insupportables.

Votre première, datée du 19 du même mois, ne m’est parvenue que le 31 janvier, circonstanciée de manière à ne laisser aucun doute, mais me faisant connaître au juste son malheureux sort. Je vous avoue, mon cher Salabert, que sa perte me touche sensiblement, surtout provenant d’une cause à laquelle le sort aurait dû se montrer plus favo­rable. Comment est-il possible que votre frère n’ait pu éluder ce malheureux moment, pour se hasarder à un combat dont l’inconduite de cette femme le dispensait absolument ? Cette seule démarche démontrait à ses yeux, et au public en général, des sentiments bien inférieurs aux siens. Je suis forcé de croire qu’il n’a trouvé aucun ami, aucune âme bien pensante pour lui faire comprendre combien il était heureux d’en être débarrassé ; car il me semble que je l’aurais électrisé pour le tirer de l’état, pour dire déraisonnable, où il était plongé. J’ignore même s’il n’a pas laissé d’enfants. Votre pauvre frère nous avait grandement négligés, et je n’ai appris son établissement que par la voix publique.

Je suis flatté d’apprendre des nouvelles de la santé de ma pauvre sœur et de la pauvre Toute. Je suis également on ne peut plus sensible au ressouvenir de M. Chauviteau, à qui je vous prie de dire mille choses de ma part et l’intérêt que je prends aux peines qu’il a dû éprouver en cette triste affaire. Vous me mandez qu’il doit terminer avec moi, aussitôt qu’il sera débarrassé. Il me rendrait un grand service ; car trente-six mois de maladie m’ont procuré plus de quatre mille livres de dettes.

Adieu, mon cher Salabert, je vous réitère avec plaisir les sentiments d’amitié que je vous ai voués depuis long­temps, en vous engageant à me donner le plus souvent possible des nouvelles de votre famille. Ne faites pas comme votre malheureux frère, qui nous avait abandonnés depuis son départ pour la Martinique.

Votre bon oncle,

HILAIRE BIOCHE


N° 64 JOSEPH-B. BIOCHE À SON NEVEU SALABERT

Cotchaut-Dominique, 2 février 1802.

Je savais bien, mon cher Salabert, que votre papa était à la Martinique, mais j’ignorais que vous y fussiez. La satisfaction que j’éprouve à la réception de votre lettre a été mêlée d’amertume par la malheureuse catastrophe du pauvre Chauviteau. Je n’ai jamais pu rien comprendre à ce mariage. Éloigné de sa famille, j’ai toujours pensé qu’il l’avait fait sans leur gré ; enfin, mon cher Salabert, le pauvre malheureux en a été victime, et Dieu le ven­gera par la fin malheureuse de-elle qui en est la cause.

S’il fallait, mon cher ami, entrer dans des détails depuis notre séparation, ce que j’ai éprouvé dans l’espace de près de huit ans, une main de papier ne suffirait pas. Je vous dirai seulement que j’ai subsisté pendant tout ce temps par une petite habitation que j’ai louée avec trois ou quatre nègres, qui me donnait tous les ans deux ou trois milliers de café. Sans la perte de ma pauvre femme, j’aurais été un des moins à plaindre des émigrés ; mais ce coup-là m’a tué. Je me suis trouvé isolé avec cinq enfants sans aucune consolation ; il m’a fallu prendre mon parti et tenir bon malgré moi. (Détails paternels sur chacun des cinq enfants.)

Recevez, mon cher Salabert, mes remerciements du petit cadeau que vous leur avez fait ; ils vous en témoignent tous leur reconnaissance. Si Dieu vous conserve et que vous vouliez me prendre Dehaut quand il sera en état de vous être utile, je vous l’enverrai ; il vous est aussi attaché qu’à moi, il parle sans cesse de vous.

Écrivez-moi, mon cher Salabert et faites-moi part de vos réflexions sur notre position. Je puis me tromper, mais je n’entrevois pas un avenir de bonheur. Un million de choses à votre papa pour moi ; dites-lui que je désire ardemment le revoir ainsi que toute sa famille que je n’ai jamais oubliée dans toutes mes peines. Je vous embrasse de tout mon cceur, mon cher Salabert, et je suis votre bon oncle.

J. BIOCHE


N° 65 JOSEPH CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Saint-Pierre, 28 mars 1802.

Mon cher Salabert, j’ai reçu votre lettre du 7 le 21, et celle du 12 le 28 dimanche ; je vous réponds donc le même jour. J’ai reçu une lettre de votre bonne et sensible mère ; tout ce que j’avais pensé et qui me donnait bien du chagrin est arrivé. Votre mère veut avoir l’enfant, elle trouve extraordinaire que l’on ne lui en parle pas ; elle craint, dit-elle, que ce soit par condescendance et respect pour les volontés de son père que le pauvre Chauviteau ait consenti à casser le mariage, et que le chagrin a fait sa mort. Voilà ce qu’elle vous dit ; voyez, mon bon ami, si je ne prévois pas tout : vous dites que je vois noir, toujours, pour me tourmenter. Hélas, mon bon ami, tout se réalise, aussi bien que notre peu d’espoir de ren­trer bientôt à la Guadeloupe ! Je ne puis donc rien vous dire au sujet de ce que je pourrai faire, ainsi que pour le déplacement de Châlon, ce qui ne pourrait être qu’à la fin de l’été. Je suis bien aise de ce que vous me dites de l’espoir que vous avez ; pour ce qui est de la destina­tion, je n’ai jamais douté de votre cœur, et j’ai toujours pensé que vous seriez le soutien de votre mère et de votre sœur, et que vous me rendriez un jour la justice de croire que j’ai fait tout mon possible pour assister et sauver ma famille, dans un temps d’horreur où il y a eu tant de belles écuelles renversées. Vous me dites, Salabert, que vous allez m’envoyer 400 gourdes ; c’est inutile, mon fils, je n’ai pas besoin ; j’ai un nègre Jacques qui a été mis en vente pour moi, pour remplir le vide à la succession de notre pauvre défunt. J’ai vendu pour 20 ou 30 md. de marchandises et Jacques pour 30, cela fera plus qu’il me faut. Je n’ai besoin de rien que de savoir les miens heu­reux et tranquilles, et pour cela il faut qu’ils aient cette honnête et indispensable aisance. Faites ce que vous pourrez pour votre mère et votre sœur ; qu’elles ne touchent pas aux 3 000 gourdes que vous savez, afin que si votre sœur trouvait un parti qui puisse lui convenir, je lui donnerais de bon cœur, et la rente de ma grande maison pour soutenir votre mère ; pour moi, je me tirerai toujours d’affaire : le vin d’amertume est tiré, il faut le boire. Adieu, je n’ai et je n’aurai d’autre jouissance que de vous savoir tous bien portants et heureux. Adieu.

N° 66 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

New-York, 14 avril 1802.

J’ai bien reçu votre lettre de Sainte-Croix, du 18 mars, mon cher Salabert ; je vous ai adressé plusieurs lettres à la Martinique, que votre père recevra sûrement. Je vais de nouveau vous faire des reproches à l’égard du procès que votre père a entamé ; il fallait me le laisser ignorer tout à fait ou me dire quelque chose de tranquillisant. Vous ne pouvez pas vous imaginer combien mon esprit travaille. Un mot de vous à ce sujet aurait sûrement calmé mes inquiétudes. J’ai encore à vous reprocher de me laisser ignorer si votre trop malheureux frère a laissé un enfant, — il m’avait annoncé la grossesse de sa femme et la naissance d’un fils ; — ni vous ni votre père ne me dites rien de cet infortuné enfant ; est-il mort ? S’il vit, mon intention est de faire tous mes efforts pour l’avoir auprès de moi. J’espère que je ferai plaisir à votre père, et qu’il me secondera.

Je suis on ne peut plus sensible, mon cher Salabert, aux intentions généreuses que vous avez pour nous. Dans ce moment-ci nous ne manquons de rien : Châlon a eu soin de pourvoir à nos besoins ; j’ai beaucoup à me louer de ses soins, de ses attentions et de son exactitude ; ainsi, mon cher Salabert, ne m’envoyez rien.

Ce que vous me dites des projets de votre père me fait infiniment de plaisir. Dieu veuille qu’ils puissent s’ef­fectuer ! Plus je combine, et plus je vois que c’est le parti le plus sage que nous ayons à prendre. Le séjour des colonies, depuis la Révolution, n’est pas soutenable pour les personnes qui ont une âme. Celui d’ici est on ne peut plus tranquille ; mais il faut être riche, l’argent fond comme le beurre ; si vous avez une terre, le produit passe à payer celui qui la travaille ; il n’y a rien à faire pour nous dans le commerce, celui qui vit de ses rentes dépense beaucoup sans agrément. Tous ceux qui ont vécu en France m’assurent qu’avec moitié moins de dépense, nous vivrons plus agréablement. Malgré toute l’envie que j’ai d’être dans ce pays, j’y renoncerai si je vois que cela puisse porter le moindre préjudice à ma famille ; mais je crois que si votre père peut réaliser ce qu’il a à la Gua­deloupe, il fera bien d’aller s’établir dans une province de France et de tâcher de rallier ses enfants auprès de lui. Ce n’est pas l’ouvrage d’un jour, mais avec de la patience et du travail, c’est une chose praticable. C’est pourquoi, mon cher Salabert, je vous engage à bien réfléchir avant de contracter aucun engagement à la Havane. Je frémis quand je pense à tous les malheurs de mon pauvre Chau­viteau ; si nous eussions été près de lui, il se serait sûre­ment conduit différemment. Il avait besoin de conseil. Dans ses malheurs, nous l’eussions consolé, nous eussions partagé ses chagrins ; seul, il a souffert ; seul, il a porté le poids de son infortune ; depuis sa mort, je me suis reproché de vous avoir séparés ; il vous aimait et vos conseils lui auraient aidé à se conduire ; mais, dans ce monde trompeur et frivole, on ne voit les choses que quand on ne peut plus y porter de remède. Mon cher Salabert, votre bonheur m’est cher, réfléchissez mûrement avant de contracter des liens indissolubles. J’ai fait bien des réflexions depuis la mort de mon pauvre enfant, je donnerais je ne sais quoi pour m’entretenir avec vous avant de nous éloigner davantage. Si nous partons, n’im­porte pour où, j’espère que j’aurai un de vous deux pour m’accompagner. Votre sœur ne vous écrit pas, elle est un peu malade d’un froid. Je compte aller passer une couple de semaines dans le village où est Francis ; l’air de la campagne lui fera du bien, ça lui est nécessaire. Adieu, mon cher Salabert ; je vous embrasse.


N° 67 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

Saint-Pierre, 28 avril 1802.

Mes pauvres enfants, je crois que toutes les malédictions de l’enfer étaient à me poursuivre quand j’ai laissé New­York, avec les justes chagrins que vous me connaissez qui accablent mon cœur. La personne chez qui vous m’avez laissé est partie aujourd’hui. La ville ne fait que parler de lui avec des termes abominables. Oh ! Dieu ! mon cher Salabert, qu’avons-nous fait quand nous avons été là ? Vous vous rappelez que j’ai secoué la tête plusieurs fois ; enfin le Roi et les émigrés ont sujet de se plaindre, ou, du moins, à ce que l’on dit ; car, pour moi, je ne me mêle pas de pareilles affaires. Je reste dans ma chambre, que j’ai louée 7 gourdes par mois ; je vais dîner chez M. Moret pour ! gourde 4 md. par mois ; je soupe et déjeune par cœur, je ne suis pas en état de dépenser 5 md. par mois. Hélas, mes chers enfants, quel triste état pour mon cœur et mon âge ! J’ai reçu une lettre de votre mère. Elle me dit : « Salabert ne me parle pas de Mme Chauviteau et de son enfant. » Écrivez à votre mère de ne jamais me parler de ce monstre sorti de l’enfer, et dites-lui donc les choses telles qu’elles sont. Je n’ai pas la force de lui en parler. Adieu. Adieu.

N° 68 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

New-York, 9 mai 1802.

Je viens de recevoir votre lettre du 8 avril, mon cher Salabert ; elle est sûrement bien consolante, mais est-on maître de surmonter ses chagrins ! Je sens pourtant un soulagement de savoir que ce pauvre petit infortuné est à l’abri des peines de ce monde ; son idée m’a terriblement tourmentée nuit et jour : je le voyais et le voyais dans la position la plus affligeante ; il vaut mieux être mort que d’être malheureux comme il l’eût été, s’il eût vécu.

J’ai reçu plusieurs lettres de votre père, il ne me parle pas de la Guadeloupe ; il paraît qu’il sera plus longtemps à la Martinique que nous ne comptions. Tous ces retards dérangent terriblement nos projets. Je crains de passer encore un hiver ici ; la paix n’a apporté aucun changement dans la chèreté des vivres. Châlon m’a envoyé 500 gourdes ; 300 que votre père m’a laissées, voilà toute ma fortune. Dans la lettre que j’ai reçue de votre père, il ne me parle pas d’aller en France, il paraît que nous irions plutôt à la Guadeloupe. Que la volonté de Dieu soit faite ; je n’ai plus rien à dire. Je suis résignée à tout !

Le petit Panchito se porte bien ; il est retourné hier à sa pension, après avoir passé trois semaines avec nous. Votre sœur et moi irons passer quelques jours dans son village ; nous attendons Châlon pour nous y accompagner. Adieu, mon cher Salabert ; écrivez-moi sitôt votre arrivée à la Havane.


N° 69 SOPHIE CHAUVITEAU À SALABERT

New-York, 20 Juin.

Nous avons reçu, mon cher Salabert, toutes vos lettres, par lesquelles nous voyons que vous avez de grands pro­jets ; nous désirons de tout notre cœur qu’ils puissent s’effectuer. Maman ne peut profiter de cette occasion pour répondre, elle-même, à toutes ces lettres et vous donner son approbation, pour tout ce que vous ferez ; elle vous connaît sage et raisonnable, elle croit ne pouvoir mieux s’en rapporter qu’à vous-même, pour notre bonheur à tous ; elle a une petite indisposition qui la force à garder le lit ces jours-ci, mais elle commence à reprendre ses forces, et le premier usage qu’elle en fera sera pour vous écrire longuement.

Je crois devoir dès à présent vous parler de ces projets de mariage et vous assurer que nous recevrons votre nou­velle épouse avec la plus grande joie. Je vous assure de même, que l’idée de mon cousin nous flatte infiniment et que je m’unirai à lui avec le plus grand plaisir ; mais pourvu cependant, que ce soit l’homme unique, c’est à­ dire qu’il ait pour moi les mêmes sentiments qu’il avait, il y a quatre ans ; car je vous avouerai que cela me passe, qu’après une si longue absence et un si pro­fond silence, il veuille se marier, lui, jeune et joli garçon, à une vieille fille qu’il n’a pas vue depuis longtemps et qui a certainement changé à son désavantage : on n’a pas cinq ans de plus impunément ; dites-lui bien tout cela, afin qu’il n’ait pas de reproches à me faire. Si c’est par déférence pour les désirs de mes tantes, ou par un cer­tain point d’honneur, pour une espèce d’engagement que nous avions eu ensemble , dites-lui bien que s’il est guidé par l’un de ces motifs, ou par tous les deux, je le tiens libre comme l’air ; je veux qu’il ne soit guidé que par les mouvements de son cœur.

Maman vous remercie pour votre dernier envoi. Mme Bour­del et sa famille sont ici depuis quinze jours.


N° 70 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

New-York, 28 juin 1802.

Il m’a été impossible, mon cher Salabert, de répondre plus tôt à vos lettres ; j’ai été au lit pendant deux semaines par cinq accès de fièvre qui m’ont fait craindre pour mes jours. Nous partons après-demain pour Wrentham : mon médecin me conseille d’aller chercher des forces à la cam­pagne ; j’ai beaucoup de peine à me rétablir.

Je ne sais, mon cher Salabert, si je suis en état de répondre à tout ce que vous me dites dans vos deux lettres, j’ai lu la lettre que vous écrivez à votre père, je l’ai fait partir par une personne sûre ; ces lettres, mon cher Salabert, m’ont fait plaisir dans le moment, et après quelques réflexions, je me suis sentie pénétrée de chagrin, de soins, d’inquiétude. Vous le dirais-je, mon fils ! l’idée de mon pauvre Chauviteau me fait voir tout en noir ; songez, dans l’état du mariage, on est malheureux pour longtemps, quelquefois pour toujours, quand on est mal assorti ; faites bien vos réflexions et pesez bien dans votre sagesse, le pour et le contre ; et sur toutes choses, qu’il n’y ait rien à dire du côté de la famille. Je sais que vous avez de l’honneur, de la délicatesse, du discernement ; mais l’on peut être trompé. Ainsi, mon cher Salabert, faites bien vos réflexions avant de vous engager pour toujours. Cette fois-ci est la dernière fois que je vous en parlerai ; ne vous fâchez pas, c’est une mère qui craint de vous voir mal­heureux ; faites-moi savoir tout de suite votre mariage et l’époque de votre départ de la Havane, si vous vous mariez, et si vous êtes toujours dans l’intention de venir.

Parlons maintenant de Solange : ce que vous m’en dites me fait bien plaisir ; il y a longtemps que je le re­garde comme un de mes enfants, je le préférerai à tous ceux que je connais ; votre sœur pense comme moi, dites ­lui que je l’embrasse avec plaisir. J’ai écrit hier à ce sujet, à votre père, je me flatte que sa réponse sera telle que je la désire ; sitôt que je la recevrai, je vous en ferai part.

Quant à nos projets de réunion, cela ne me paraît pas bien facile : ma sœur Mme Guénet ne voudra jamais se séparer de sa fille ; son gendre, qui n’est pas mort, comme le bruit en a couru, préférera se retirer dans sa patrie, que de venir à la Nouvelle-Angleterre. Vous devez savoir par votre père que nous avons à pleurer ma pauvre marraine. Votre père m’écrit qu’il a appris sa mort au moment de son départ pour la Guadeloupe. J’attends avec impatience des nouvelles de ce pays ; on dit que tout y est tran­quille, mais les nègres et les mulâtres ont fait tout le mal qu’ils ont pu ; ils ont brûlé toute la campagne et un peu de la ville de la Basse-Terre. Je me flatte que nos mai­sons ont été épargnées ; la première lettre de votre père m’en instruira. Quand vous viendrez, nous concerterons ensemble pour prendre un parti ; car il n’est pas possible que nous restions à New-York, les dépenses sont trop fortes pour nous. Je pense que si vous venez, ce sera au mois d’août ; ne venez pas en septembre, à cause de l’équi­noxe ; apportez avec vous quelques bons matelas et votre nègre, car je suis bien pauvre de ces choses-là. Vous savez que Bourdel et sa famille vont partir pour la France au mois d’octobre, du moins il en est beaucoup question ; s’ils partent, leur départ va renouveler toutes mes douleurs. Adieu, mon fils ; je vous souhaite une bonne santé et je vous embrasse.


N° 71 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

Saint-Pierre, 12 juillet 1802.

Mes chers enfants, j’arrive de notre triste et déplorable pays, la Basse-Terre. J’ai vu vos oncles Bioche Hilaire et Joseph. Notre pauvre Mme Petit est morte, Mme Guérin aussi ; j’ai écrit à Mme Guénet ; je n’ai pu aller au Moule : les grands chemins ne sont pas sûrs ; malgré que l’on ait tué dix à douze mille brigands, il y en a encore. Mes pauvres enfants, il faudrait une rame de papier pour vous dire tout ce que j’ai vu dans un mois que j’ai été là. J’ai vendu deux cargaisons que Mlle Nouvel et M. P. m’a­vaient confiées ; j’ai gagné une douzaine de mille livres, je n’ai point voulu accepter les mille gourdes, je n’ai point fait usage de la lettre de crédit que vous m’avez envoyée ; non, mon fils, tant que je ne serai pas réduit à la misère, ni infirme, je ne dépouillerai pas mes enfants. Si j’avais de la rancune contre mes enfants, j’en aurais contre vous. Salabert, comment ! vous voulez m’envoyer quatre cents gourdes ; je vous refuse et vous m’en envoyez mille ! Ne soyez point inquiet pour la succession de votre pauvre frère ; avec l’argent que Dumarest m’a donné, j’ai acheté par deux fois de la farine que j’ai revendue, j’ai gagné quel­ques centaines de gourdes ; j’ai fait assembler les créanciers, je les ai payés, il reste cinq mille et quelques cents livres, j’ai fait mes billets pour un an, après ma mise en possession à la Guadeloupe ; j’ai même des profits que j’ai faits de deux cargaisons que j’ai vendues à la Basse-Terre pour assister votre mère ; c’est Mme N… qui m’a commissionné pour soixante mille livres ; j’ai tout payé à mon retour, j’ai gagné vingt mille pour Mme N… et douze pour moi. Avec ce que j’ai envoyé à votre mère, elle peut se passer de vos secours, l’argent que vous avez profite entre vos mains ; elle peut passer une couple d’années, sans toucher au dépôt que j’ai chez M. Clark. Pour nos intérêts à la Guadeloupe, ils sont bien tristes, les habitants ne paye­ront pas de sitôt, ils sont dans l’impossibilité ; le pays est ruiné pour plusieurs années. Ma maison de la ville tombe en ruines ; la grande auberge est un palais, le Pré­fet loge dedans ; je lui ai vendu pour 150 à 200 livres de provisions, je ne lui ai point parlé de ma maison. Un jour il me dit : « Monsieur, on dit que cette maison vous appartient. » Je lui dis : « Oui, Monsieur le Préfet, autrefois. On me l’a prise, il y a huit ans ; on a brûlé la maison où je logeais ; on a arraché les arbres de mon jardin pour les planter dans le jardin du Gouvernement. Je suis à l’âge de cinquante-huit ans commis ; ce que je vous ai vendu ne m’appartient pas. » Il me dit : « Monsieur, je vous l’achèterai, ou je vous la rendrai. » Je lui dis : « Monsieur, une de ces deux choses me fera beaucoup de plaisir : si vous me la rendez, ma famille reviendra ; si vous me l’achetez, elle ira en France. »

N° 72 JOSEPH CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Saint-Pierre, 25 juillet 1802.

Mon cher Salabert, croiriez-vous bien que c’est aujour­d’hui que je reçois la lettre de Mme Guénet, du 25 avril. Voyez ce que c’est que les lettres des colonies. Je risque pourtant celle-ci et une caisse de douze bouteilles de li­queurs, que je vous prie de présenter pour moi à M. Her­nandez. Oui, ce respectable homme ne sort pas de ma mé­moire ; faites-lui mes excuses, si je n’accepte pas ses offres généreuses : le motif est que je n’en ai pas besoin. Je dé­sirerais que tout ce que j’ai dans cette triste et déplorable Guadeloupe serait à la Havane, dans la maison de M. Her­nandez.

M. Perrier entre dans ma chambre et me dit qu’on rappelle les émigrés, et qu’on les remet en possession. Oui, mon fils, une nouvelle vigueur et jeunesse me saisit. Je ne puis racheter, aux dépens de mes jours, la vie de mon pauvre enfant et celle de Mi1e Petit, mais je vais la consacrer pour ma famille existante. Je pars demain, je parcours la colonie jusqu’au Moule ; j’envoie Angèle à votre mère, elle fera sa couture : votre mère ne voit plus pour coudre. Elle part demain ; j’envoie à votre mère tout ce que je peux lui envoyer, et l’argenterie de votre pauvre frère ; elle n’aura besoin de rien ; conservez-lui vos cœurs filiaux ; elle sera toujours riche, mes chers enfants, et travaillez à augmenter votre petite fortune. Ne vous in­quiétez pas de moi, mes chers enfants ; je pourrai tomber dans janvier comme une bombe chez vous, ou en mai, à New-York, avec Mme Guénet. Enfin, il ne tiendra pas à moi ; je vous préviendrai de suite.


N° 73 JOSEPH CHAUVITEAU À SALABERT

Saint-Pierre, 29 juillet 1802.

Mon cher Salabert, cette lettre est bien capable de me consoler de tous mes justes chagrins ; non pas, mon fils, des offres répétées que vous me faites, mais de voir l’union fu­ture de ma famille et l’union présente de mes deux enfants, et Solange, qui va devenir mon troisième fils, et l’amitié que M. Hernandez a pour vous. Oui, mes chers enfants, ces choses-là sont bien capables de réjouir et de rajeunir un père moins sensible que moi.

Salabert, mon fils, faites bien mes remerciements à M. Hernandez des deux lettres qu’il a écrites à ses deux amis ; je n’accepte pas ses offres, non, mon fils ; assurez-le de ma sincère reconnaissance et de mon respectueux atta­chement, ainsi que vos dignes amis M. Baron et M. Line. Dites à Châlon de payer ma dette auprès de ces messieurs par un attachement et un respect inviolables.

Je vous ai dit que j’ai été à la Basse-Terre. J’ai vu une partie des horreurs qui se sont commises


N° 74 JOSEPH CHAUVITEAU À SALABERT

Basse-Terre, 15 août 1802.

Mon cher Salabert, j’ai répondu à votre lettre du 18 mai. Vous devez bien penser que le contenu a soulagé mon cœur. Je vous disais dans ma lettre du 25 juillet que j’avais été, le 23 mai à la Basse-Terre, dans toutes les horreurs de la guerre civile. J’avais, après votre départ, fait quelques achats de farine où j’ai gagné de l’argent. Enfin, j’ai été heu­reux. Vous voyez, mon fils, que j’aurais été un lâche, si j’avais accepté l’offre de mon estimable fils de mille gourdes, et celle de votre respectable protecteur, M. H., de deux mille gourdes. Je vous ai écrit par deux fois, et vous ai fait mes remerciements. Je ne suis point infirme, ni dans la misère ; si je l’étais, avec friandise je mangerais le pain que mes respectables enfants me donneraient. Je n’oublierai ja­mais mes devoirs et mes charges. Je suis encore en état d’as­sister et de soutenir ma femme et ma fille. Mes enfants se sont acquis le droit que je n’aie rien de caché pour eux, que j’agisse avec eux comme avec mes frères et mes amis. Après votre départ, M. Dumaret m’a remis tout l’argent de votre frère ; j’ai acheté ensuite de la farine ; j’ai été à la Guadeloupe ; je suis revenu à Saint-Pierre, j’ai rendu compte aux intéressés. J’ai remis à Dumaret ; il a rassemblé les créanciers, il a payé. Le restant de trois mille gourdes, je l’ai envoyé à M. Clark, pour le soutien de votre mère ; j’ai envoyé Angèle ; je suis retourné à la Guadeloupe ; j’ai été à Bouillante chercher les trois baptistaires de mon pauvre fils ; j’ai eu les fièvres, j’ai été saigné. Quelles tristes ré­flexions ! éloigné de ma famille, seul avec la pauvre Lucille, dans une ville de décombres, où la peste règne, vingt-cinq à trente personnes tous les jours ;- j’avais pour consolation l’envoi que j’avais fait à ma femme. Enfin, Dieu veut que je finisse mes affaires ; je me traîne chez le Préfet. Il loue ma maison pour trois, six ou neuf ans, à neuf mille livres par an. Le lendemain, je m’aperçois que les réparations sont énormes ; je vais chez le notaire. Enfin, je finis avec le Gou­vernement par abandonner deux mille livres par an et avoir sept mille livres, quitte et net, toute réparation et embellis­sement au compte de la République, et le tout me restant après le bail. J’ai vendu ma maison de Saint-François et le terrain des Carmes à M. Desnoyers trente mille livres. Je pars dans deux ou trois jours, pour la Pointe, pour finir l’affaire de Carlant et autres ; de là, j’irai au Moule voir Mme Guénet qui m’a écrit qu’elle avait les choses les plus conséquentes à me dire. Je vais donc, mon cher Salabert, aller au Moule, votre lettre et celle de Solange à la main ; je vous l’ai dit. Vous devez, mon cher enfant, être certain de mon cœur pour l’établissement et le bonheur de mes enfants ; les voir tous réunis et heureux, et mourir dans leurs bras sera le plus beau jour de ma vie. Je vous embrasse, mon cher Salabert ; oui, je vous embrasse, mon cher enfant ; et vous, mon cher Châlon, et vous, mon cher Solange ; soyez toujours d’accord, comme trois bons frères et trois bons amis.

Le procès de l’exécrable sera fini le 1er septembre. Je suis obligé d’aller à la Grande-Terre. Mon Dieu, ne m’aban­donnez pas !

Deux fois, j’ai été à même de vendre la grande auberge. Valeau m’a offert quarante-cinq mille livres comptant ; mais j’ai tremblé : l’argent n’a point de maître. Quarante-cinq mille livres me donneront-ils neuf mille livres de rente ? Les vieil­lards ne pensent point comme les jeunes gens ; les vieillards veulent laisser après eux quelque chose d’eux : vous, ou les vôtres, mon fils ; Châlon ou les siens ; Solange, s’il se marie avec Toute, et les siens. Enfin, le terrain est là ; les murs sont bons ; la charpente en tendre acajou, bois incorruptible. Du reste, nous serons toujours à même, quand la famille sera réunie. Je laisse ma procuration à Bioche et à Raydot, notaire. Enfin, mon fils, je vais voir Mme Guénet ; je vous écrirai ; ne m’oubliez pas auprès de M. Baron, que je n’ai pas l’honneur de connaître, et de M. Line. Oui, en janvier ou je verrai ce que Mme Guénet et M. et Mme Vallée diront ; pour la respectable Mme Petit, elle est morte, comme février, je serai à la Havane. Adieu.


N° 75 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

Basse-Terre, 24 septembre 1802.

Mes chers enfants, je pars demain pour la Pointe, et le Ier du mois pour New-York, avec Mme Guénet et Mme Vallée. Je vous ai écrit, mes chers enfants, je vous ai fait un détail de toutes mes affaires. Le maudit mariage a été cassé, rompu ; défense à elle de porter le nom de Chauviteau. Cette affaire n’a pu être jugée que le Ier sep­tembre avec beaucoup de frais ; mais je suis vengé, autant qu’il était possible de l’être, sans courir les risques d’être pendu, car j’aurais tué ce monstre de femme, si elle s’était présentée à ma vue. J’ai laissé mes affaires de la Guadeloupe à Bioche et Duc, celles de la Grande-Terre à M. Vallée ; c’est un charmant garçon que vous aime­rez beaucoup quand vous le connaîtrez. Le tout de mes affaires se monte à environ cent mille livres, sur lesquelles je dois environ vingt-cinq. Mais, hélas, je serai obligé de payer ; et quand serai-je payé, moi ?

J’ai reçu vos lettres du mois de juillet. Châlon me demande ce que l’on peut faire ici ; ce pays est perdu tout est ruiné, tout est perdu, plus de bonne foi, point de confiance. Que vous êtes heureux où vous êtes ! je vous assure, ce pays n’est plus habitable. Adieu, mes chers enfants ; je vous embrasse ainsi. que Solange ; dites-lui que j’aurai tous les soins de sa mère et de sa saur dans la traversée, et certainement vous viendrez nous voir en mai. Vous, Salabert, vous devez connaître mon cœur, vous devez juger combien je verrai avec plaisir une respectable femme attachée à ses devoirs. En faisant le bonheur de mon fils, elle fera le mien. Oui, vous faites bien de l’amener connaître la famille de son mari. Ce sera pour moi une grande jouissance de voir ces cinq femmes réunies. Je ferai mon possible pour avoir une grande maison, pas plus chère ; un peu plus loin sur la route de Boston, j’en connais . je me ferai un plaisir et un devoir d’être leur commissionnaire. Je vous embrasse tous les trois.


N° 76 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

Pointe-à-Pitre, 21 septembre 1802.

Mes chers Salabert, Châlon et Solange, mes chers enfants et neveu. Je viens de passer vingt jours avec Mmes Guénet et Vallée. Notre première entrevue a été les larmes aux yeux. J’ai remis vos lettres sans pouvoir dire un seul mot. Le Moule, New-York et la Havane sont parfaitement d’accord. Hélas, comment ne serions-nous pas d’accord ! Nous avons tous le même cœur, et M. Vallée se joint de cœur et de sentiment. Oui, mes chers bons amis, il est digne de vous et vous êtes dignes de lui. Si vous le con­naissiez, son aimable et chère petite femme serait jalouse de l’amitié que vous auriez pour lui. Enfin, nous partons pour New-York dans vingt jours, Mme Guénet, M. Vallée et son enfant. Et moi, qui désirais tant d’aller vous voir cet hiver ! Mais mon cœur, partagé en deux, n’a pu se refuser à accompagner ces dames. M. Vallée reste pour finir ses affaires et celles de sa belle-mère, il vous écrira, je crois, à ce sujet. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur.

N° 77 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

New-York, 13 septembre 1802.

Mon cher Salabert, j’ai reçu avant-hier, par Angèle, la réponse de la lettre que j’avais écrite à votre père, en lui envoyant la vôtre. Il me parle beaucoup de vous et de toutes ses affaires, qui vont au delà de mes espérances ; je serais tentée de vous les envoyer, si je n’étais retenue par la crainte qu’elles ne se perdent. J’aime mieux vous en dire à peu près le contenu, etc…

Il fera en sorte d’aller passer l’hiver à la Havane avec vous ; il ne faut pas que cela soit un obstacle à votre pro­jet de venir nous voir avec Séraphine, que j’embrasse de tout mon cceur. Venez, venez, je vous attends ; votre femme ne sera pas bien logée, mais elle sera reçue de tout cœur, et nous ferons de notre mieux pour lui rendre son séjour agréable.

Ne m’envoyez plus rien, j’ai tout ce qu’il me faut, pas même des confitures ; plus rien que vous et votre femme, que nous attendons avec impatience.

Vous serez peut-être surpris de ce que je ne réponde pas exactement à votre lettre. J’ai passé l’article du mariage Je vous ai dit ce qu’une mère tendre doit dire à son enfant, lorsqu’elle craint qu’il fasse quelque chose qui nuise à son bonheur. Si vous êtes heureux, je serai heureuse ; ainsi plus d’obstacle de mon côté ; venez me rendre témoin de votre bonheur ; après cela, nous songerons à celui de votre sœur et de Solange.

Je pense qu’il sera du voyage : il ne faut pas que la perte de sa fortune soit un obstacle à ses vœux, il la réparera en travaillant ; ainsi je l’attends avec vous. Sur toutes choses, arrangez-vous pour n’être pas en mer en septembre, vous me donneriez trop d’inquiétude.


N° 78 Mme CHAUVITEAU À SON FILS CHÂLON

New-York, 12 septembre 1802.

Vous dites très bien, mon cher Châlon, qu’il y a déjà assez de temps que vous ne m’avez pas écrit ; il est arrivé plusieurs bâtiments et point de lettres pour moi. Vous êtes amoureux, mon cher Châlon ; vous m’aviez pourtant pro­mis de me consulter avant de donner votre tueur ; vous allez me dire que vous ne l’avez pas donné, mais vous l’avez laissé prendre ; écrivez-moi et dites-moi vos petits secrets, je vous donnerai mes conseils.

Votre sœur a reçu votre petit cadeau, elle vous écrit. Nous attendons tous les jours votre tante et votre cousine. Ils sont partis du 1er au 10 octobre ; nous sommes au 12 novembre, ils ne sont pas arrivés. La saison s’avance, jugez de mes inquiétudes ; je ne puis vous peindre le tour­ment que j’endure : j’ai sans cesse les yeux sur la girouette pour voir si les vents sont bons pour eux, mais j’ai la douleur de les voir presque toujours contraires. Malgré tout le plaisir que j’aurais d’embrasser ma pauvre sœur, je suis fâchée qu’elle vienne dans une saison si mauvaise, où les approches des côtes sont si dangereuses. Ne dites pas à Solange mes inquiétudes ; ma consolation est de pen­ser qu’ils seront partis plus tard qu’ils ne croyaient. Je vous demande en grâce de ne jamais m’annoncer votre départ ; quand quelqu’un de vous viendra me voir, épar­gnez-moi des inquiétudes, venez me surprendre.


N° 79 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

Antigue, 19 octobre 1802.

Mes chers enfants, mon cher Solange, si vous avez reçu toutes les lettres que je vous ai écrites, celle-ci va vous étonner et vous chagriner : elle est d’Antigue, au 19 octobre. Il y a quatre jours, nous avons quitté la Guadeloupe avec du calme, une chaleur intolérable. Mme Vallée, faible et traînante, n’a pu supporter la mer ; sa tendre et sensible mère n’a pu subir la vue de sa fille dans l’état déplorable où elle était : elle a voulu abso­lument débarquer ici. Hélas ! mes peines et mes soins n’ont pas manqué ; mais la crainte d’un malheur et d’avoir des reproches de cette tendre et sensible mère, de M. Vallée et même de Solange, ont fait que je n’ai pas hésité à me rendre à leur vœu, qui était de relâcher à Antigue. Je les ai laissées avec et chez M-e Paul, une amie de Mme Guénet, et nombre de respectables connaissances de la Guadeloupe ; sans quoi, je serais resté avec elles. J’avais trois cœurs un pour rester, un pour vous aller trouver et un pour ma femme et ma fille ; mais une lettre de ma femme, qu’elle m’a écrite dans un moment de vapeur, où elle me dit de venir avant l’hiver, me décide à continuer. Mon passage est payé, le capitaine ne veut rien rendre, bien heureux qu’il ait voulu relâcher. Enfin, mes enfants, je vous verrai à New-York avec plaisir, ainsi que Solange ; sa mère lui écrira aussitôt qu’elle sera reposée, qu’il soit tranquille ; sa sœur en mettant le pied à terre, s’est trouvée beau­coup mieux. Adieu ; je vous embrasse, je suis accablé de fatigue

N° 80 SOPHIE CHAUVITEAU À SALABERT

New-York, 26 novembre 1802.

Celle-ci est pour vous accuser réception de toutes vos chères lettres, celles que maman croyait perdues ; elles nous ont comblées de joie. J’ai, de plus, à vous annoncer l’heureuse arrivée de papa à Philadelphie, d’autant plus heureuse, qu’il a eu une traversée de trente jours très pé­nible et fort dangereuse ; il a laissé ma tante et Philotée bien portantes à Antigue. M. Vallée doit les conduire ici au printemps. Nous venons de recevoir une lettre de Solange, il est arrivé à Baltimore ; nous nous empressons de lui répondre.

Laissez-moi, à présent, vous demander pardon de vous avoir accusé de légèreté et d’enthousiasme ; non, cela ne m’arrivera plus ; j’ai grand tort : ne devrais-je pas connaître mon frère, et savoir qu’il ne saurait avoir tort ; qu’enfin c’est un maître par excellence. Oui, mon cher Salabert, votre lettre nous a touchées jusqu’aux larmes ; vous dites que vous ne voulez pas vous marier que le sort de votre famille ne soit assuré ; mariez-vous, je vous en prie, faites votre bonheur et celui de Séraphine, et nous serons tous heureux ; la visite que papa doit vous faire est pour assister à votre mariage ; j’espère que votre lettre ne changera rien à ses intentions.

Adieu, mon cher frère, je vous embrasse tendrement. Pour Solange, je vous prie de me présenter sur le point de vue que vous penserez m’être le plus favorable et le plus convenable aux sentiments qu’il a pour moi, car je suis censée les ignorer.

Mon cher Châlon, je n’ai que le temps de vous dire que vous êtes et que vous serez toujours mon bien-aimé petit frère, que je vous écrirai par toutes les occasions qui se présenteront, et répondrai à toutes celles que vous me ferez l’amitié de m’écrire ; je n’ai que le temps de vous assurer de mon sincère attachement, et vous prier de ravir un baiser, — pas tout à fait dans le même genre que celui que vous donnez à Sylvie ; prenez-le comme on en prend d’une affectionnée sœur et amie


N° 81 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

New-York, 6 décembre 1802.

Mon cher Salabert, mon cher Châlon, je suis enfin arrivé à New-York, après une traversée cruelle ; je vous ai écrit d’Antigue. En cas que vous ne l’ayez pas reçue, voilà les raisons…

Pour la position, — je vous l’ai déjà écrit, — je suis venu avec environ 3000 gourdes de mes travaux, car je n’ai pu toucher un sou, et même, hélas, il y a peu d’espoir. J’au­rais bien voulu vous voir et causer avec vous ; je ne pou­vais plus rien : réquisition, point de confiance, tout le monde dans la misère, ou paraissant l’être, jalousie et envie, suite de l’oisiveté. Enfin, malade, exténué de cha­grin d’être éloigné de ma famille ; la goutte, qui m’a con­duit à Philadelphie. Malgré cela, dites-moi si vous désirez me voir ; l’hiver n’est rien. Si je suis nécessaire à votre mariage, j’irai par Baltimore dans les navires qui vous portent de la farine. Adieu, mon cher Salabert ; je vous embrasse de tout mon cœur. Mon amitié et respect à votre prétendue, que je ne connais pas encore ; mais le portrait que vous faites d’elle à votre mère, fait que je l’aime beau­coup, et parce que vous l’aimez, et parce que vous croyez qu’elle pourra faire votre bonheur. Je l’embrasse de tout mon cœur, ainsi que vous, mes chers enfants. Châlon, mon cher fils, recevez la moitié de cette lettre, qui est écrite pour vous deux : l’amitié de votre père est indivi­sible pour ses trois respectables enfants.


N° 82 JOSEPH CHAUVITEAU À SALABERT

New-York, 25 décembre 1802.

Mon cher Salabert, je vous ai écrit par Baltimore pour vous annoncer mon arrivée, après une traversée cruelle et très longue. Je vous ai écrit d’Antigue, où j’ai laissé votre tante et votre cousine. Vous devez savoir toutes mes petites opérations par toutes les lettres que je vous ai écrites. Enfin, mon cher fils, j’ai fait de mon mieux pour seconder vos bienfaisants désirs pour le bien-être de votre famille ; je n’ai donc plus rien à faire que d’élever mes mains et mes yeux au ciel, et demander à Dieu, notre Créateur, l’accomplissement des vœux que vous formez. La connaissance que j’ai de votre cœur, et de votre sagesse et prudence : si vous êtes heureux, je le serai ; si vous êtes malheureux, je le serai doublement. Adieu, mon fils, je vous embrasse de tout mon cœur.

N° 83 JOSEPH CHAUVITEAU À SES FILS

New-York, 12 février 1843.

Mes chers enfants, votre sœur est unie à Solange, le 5 dudit mois ; ils sont partis le 10, j’ai été les accompa­gner jusqu’à Elizabeth-town. Vous verrez, mes chers en­fants, tout ce que nous avons pu faire, par le contrat que je vous envoie ; c’est moi qui ai dicté l’acte : je l’ai donc fait, à cause de l’absence de Mme Guénet et de M. et Mme Vallée, le plus juste et le plus avantageux qu’il m’a été possible à l’un et à l’autre. J’unissais mon neveu, sans proche parent de son côté, sans conseil ni ami, plus jeune que ma fille, je devais donc lui servir de père. Je mariais ma fille, que j’aurais voulu avantager ; vous voyez que ma tâche était difficile. Enfin, les témoins l’ont approuvée, de manière à me donner de la gloriole, si j’étais susceptible d’en prendre. Je désire de tout mon cœur que vous l’approuviez, et, après que vous en aurez tiré une copie, d’envoyer l’original à Mme Guénet par voie sûre. J’ai donné à Solange 1 400 dollars devant le notaire ; mais, le lendemain, il m’a remis 300 dollars pour Angèle, que je lui ai vendue et livrée, avec pourtant la condition que, si elle ne convenait ni à lui ni à sa femme, je la reprendrais et lui rendrais les 300 gourdes. Votre sœur désire beaucoup l’avoir.

Vous devez bien penser que, outre les 1 200 gourdes, les petits habits de noce, les dispenses de l’évêque, il a fallu avoir, le prêtre, le notaire, et, par-dessus tout, la sainte République, qui m’a seulement pris 18 gourdes ; mais je voulais que tout fût en règle, et la petite fête que j’ai don­née à cette occasion, n’a rien coûté à Solange. Il a voulu partager les frais, qui sont considérables, mais je n’ai pas voulu. Le tout, à notre grande satisfaction, s’est très bien passé, avec beaucoup de décence. M. le colonel Draulth nous a fait le compliment de dire qu’il fallait que les jeunes gens qui voulaient rentrer en eux-mêmes et aimer la vertu et l’exactitude fréquentassent notre maison. Nous avions, le 16 janvier, l’anniversaire… ; nous avions Solange, qui était ici depuis deux jours ; nous avons été à la messe pour rendre nos devoirs à notre pauvre défunt. Votre sœur a quitté son deuil le lendemain.

Mes chers enfants, je vais à présent vous parler de notre position. Nous avons cinq mille gourdes chez M. Clark et quatre à cinq mille dans notre poche. Nous nous sommes réservé, comme vous voyez dans l’acte, les rentes de notre maison ; si toutefois ladite rente de la maison nous est payée, nous pouvons vivre décemment, et même, tous les ans, faire des petits présents à nos petits-enfants, si Dieu nous en donne. Solange et Toute sont chargés par nous de nous louer une petite maison, avec un petit jardin, le plus près d’eux possible ; toutefois, que le loyer ne passe pas cent cinquante à cent soixante gourdes, et nous irons les rejoindre le 1er mai. Nous attendrons patiemment de vos nouvelles ; car voilà deux ou trois bâtiments qui arrivent de la Havane, sans lettre de vous.

Adieu, mes chers enfants ; voilà à peu près ce qui nous concerne. Votre mère et moi, nous vous embrassons bien tendrement. J’ai attrapé, en allant à Élizabeth-town, un redoublement de rhume, un mal de tête et un peu de fièvre, que j’ai à présent. Mes compliments et mes amitiés à M. et à Mme Hernandez, sans oublier Serafina Aloy. Je ne vous dis rien de plus à son sujet ; vous devez savoir à quel degré d’amitié vous êtes avec elle, et, par conséquent, ce que je dois lui dire. Adieu ; je vais me coucher. M. Godfroid vous remettra celle-ci.

Aujourd’hui, 14 février, il vient d’arriver un bâtiment de la Havane. Point de lettre de vous depuis mon départ. Je vous envoie la gazette d’aujourd’hui : vous verrez Bona­parte empereur !


N° 84 JOSEPH CHAUVITEAU À SALABERT

New-York, 6 mars 1803.

Mon cher Salabert, nous avons reçu vos lettres, par M. Raoul de Champmanoir. Vous devez, dans ce moment, savoir le mariage de votre sœur et tout ce que j’ai pu faire. M. Godfroid a dû vous remettre trois ou quatre pa­quets de lettres et le contrat de mariage ; je remettrai les cinq mille gourdes, comme vous me le dites, à votre maison de Baltimore. Je compte certainement aller vous voir en juin ou juillet ; je vous dirai verbalement toutes mes petites affaires. Votre mère veut toujours aller en France ; je crains la guerre ; la Guadeloupe est un pays perdu de misère, pauvreté, méfiance ; j’aime autant aller au supplice que d’aller dans ce pays. Le pauvre malheureux Solange m’a dit qu’il ne gagnait plus rien depuis la paix ; cela m’a fait bien de la peine, Salabert, que ce pauvre garçon soit sans fortune ; je pense bien que vous ferez tout votre possible pour le mettre à même d’avoir une perspective heureuse. Vous dites, Salabert, que je vois toujours noir ; mais vous pouvez vous attendre à une guerre bientôt, et les Améri­cains ne seront pas neutres et ne seront pas pour vous. Si ce petit éveil peut vous être utile, je crains que vous n’ayez pas le temps de finir votre privilège de farine. À propos de privilèges, il y a ici un M. Baldieras qui a aussi un pri­vilège du même seigneur que vous avez eu le vôtre. J’ai toujours ouï dire qu’autrefois, en France, les seigneurs étaient comme les enfants mineurs, ils enrichissaient ou ruinaient leurs tuteurs. Enfin, mon fils, c’est aujourd’hui dimanche ; il faut bien que je cause avec quelqu’un : je ne peux mieux qu’avec mes enfants. Je vous embrasse, et suis votre père et ami.

N° 85 Mme CHAUVITEAU À SALABERT

New-York, 6 mars 1803.

Je ne vous écris pas, cette fois-ci, mon cher Salabert, étant trop occupée de notre déménagement ; je le ferai en arrivant à Baltimore ; mais je vous embrasse tendrement, ainsi que Séraphine, qui doit être notre enfant à présent. Je demande à Dieu sa bénédiction pour vous et votre pos­térité, et vous donne, mon cher fils, la mienne. Vivez heu­reux, et votre bonheur sera celui de vos parents. J’embrasse Châlon et répondrai à sa lettre à Baltimore.

N° 86 JOSEPH CHAUVITEAU À SALABERT

J’ai oublié de vous dire, mon cher Salabert, que vous m’avez mis entre le marteau et l’enclume. Vous dites à votre mère qu’elle se servira de votre nègre Azor, ou votre sœur (selon la volonté de papa), dites-vous. Entre la mère et la fille, je n’ai point de volonté. Votre sœur m’a écrit pour avoir la propriété de ce nègre ; j’ai répondu que vous réserviez la propriété ; que, pour le service, elle s’arran­gerait avec sa mère ; que vous comptiez, vous et votre femme, venir nous faire visite ; qu’il vous servirait, vous et votre femme, et que, pour lors, vous feriez ce que vous jugeriez à propos. Vous remettez à ma volonté ? Eh bien, gardez la propriété de ce nègre ; qu’il soit toujours à vous, n’importe où vous soyez ; pour le service, Toute pourra s’en servir. Du reste, pourquoi remettez-vous cela à ma déci­sion ? Les vieux ont des idées à eux : ce nègre vient de Chauviteau, votre frère, il doit mourir à Chauviteau.

N° 87 JOSEPH CHAUVITEAU À SALABERT

New-York, 10 avril 1803.

Mon cher Salabert, j’ai reçu votre lettre et celle de Châlon. Si je suis heureux de la bonté et de la générosité du cœur de mes enfants, je suis bien malheureux quand je sais qu’ils ont des peines, des chagrins, des tribulations occasionnés par des jaloux et des méchants. Vous aurez, mes pauvres enfants, cet héritage de moi ; car vous savez que ma position, ma fortune n’ont rien qui puisse tenter, si ce n’est le bonheur de voir mes enfants prospérer.

Vous devez être marié, mon cher enfant ; embrassez pour moi votre femme. Outre que la nature force père et mère à aimer leurs enfants, les pères ont une prédilection de plus pour leur bru, qui doit les faire revivre dans leur progéniture. C’est une propriété attachée au cœur de l’homme que d’aimer ce qui doit venir cent ans après lui. Non, il n’est pas possible d’apprécier la valeur des obligations d’un vieillard pour sa bru respectable.

L’horreur et l’indignation que j’ai éprouvées sont une preuve de l’amitié, de l’amour, de la reconnaissance et du respect que j’aurai pour votre femme légitime. Adieu, mon fils ; je vous embrasse, et elle aussi, très sincèrement, et mon pauvre Châlon aussi. M. Célestin Dubusquet, qui a passé à la Havane avec M. Boursié, doit vous avoir remis des lettres. Votre mère voudrait bien envoyer un cadeau à sa bru, non pas pour la valeur, mais pour lui faire voir que nous pensons à elle et la regardons comme notre enfant. Nous voudrions bien savoir quelque chose qui pourrait lui faire plaisir. Je finis ma lettre, mon cher en­fant, en vous donnant ma bénédiction. Oui, mon cher enfant, c’est les larmes aux yeux et du plus sincère de mon cœur que je vous souhaite un bonheur qui, hélas, est rare, mais que votre naturel et votre raison rendront durable ! Adieu.


N° 88 CHÂLON À SALABERT

Havana, 22 avril 1803.

Mon cher Salabert, devant partir ce soir ou demain matin, je n’ai personne que vous à qui laisser le soin de mes petites affaires. Je me plais à croire que vous ne les négligerez pas et que vous ferez pour moi ce que j’aurais fait pour vous. Elles ne sont ni compliquées ni conséquentes ; je pense donc qu’elles ne vous donneront ni beaucoup de peine ni ne vous distrairont de vos occupations person­nelles.

Vous avez ci-joint un état de trois comptes qui ne vous seront pas difficiles à comprendre. Le premier est l’af­faire… Avec ces renseignements, vous serez parfaitement au fait de la situation de ces trois comptes ; vous pourrez donc, en cas de difficulté, disputer mes droits et les faire valoir ; mais je me flatte que ce ne sera pas le cas.

Je pars, et je crois laisser dans la maison aux environs de trois mille dollars, y compris mes appointements. Je me flatte que je serai promptement de retour ; mais, si le sort voulait que je vinsse à mourir (ce qui, j’espère, n’ar­rivera pas), vous ferez tenir à mon’ père et à ma mère mes petites dépouilles. Je leur laisse tout le peu que je peux avoir. Adieu, mon cher Salabert ; portez-vous bien et prospérez dans vos affaires


N° 89 JOSEPH CHAUVITEAU À SALABERT

Baltimore, 5 mai 1803.

Nous voilà donc arrivés, mon cher Salabert, après bien des fatigues pour votre mère et bien de la dépense pour moi. J’ignore encore si vous êtes marié. Je vous envoie un pré­sent de noces, de douze chemises de batiste brodées, et à votre femme ou votre prétendue, si vous n’êtes pas marié, une caisse1 de douze bouteilles de liqueur de la Martinique. Je sais que ce n’est pas un présent à faire à une jeune dame, mais, hélas ! je n’ai rien de bon, et la manière dont j’ai reçu ladite caisse fera peut-être qu’elle la recevra avec plaisir. Voilà de quoi il en est : Mme C. me donna une pacotille à vendre à la Guadeloupe ; je la vendis pas mal plus cher qu’elle ne coûtait ; elle voulait me payer la commission, je ne voulus pas et la priai de penser à moi dans ses prières. Le lende­main je recevais cette caisse ; ainsi, mon ami, je la lui donne au même titre ; qu’elle prie pour moi dans ses prières !

Adieu, mon fils ; je vous embrasse de tout mon cœur, ainsi que votre femme et mon pauvre Châlon. Amitiés et respects à la famille Hernandez.

1. Il y a dessus la caisse marqué G. H. (huile de palma-christi). J’avais mis cela à la Martinique pour la sauver des matelots.


N° 90 Mme CHAUVITEAU À CHÂLON

Mon cher Châlon, je vous envoie cinq chemises de toile et cinq chemises de percale. Je ne veux point de remerciements, ni de vous, ni de votre frère. Vous avez tous les deux tant fait pour moi que je saisis toutes les occasions qui pourraient vous faire plaisir, et je sais que vous aimez le beau linge.

C’est un Français qui les avait apportées et me les a cédées au même prix. Adieu, Châlon ; adieu, mes chers enfants ; je vous embrasse de tout mon cœur. Si toutefois Salabert est marié, embrassez sa femme pour moi. C’est à vous, Châlon, à qui je donne cette commission qui doit vous être bien agréable.


N° 91 Mme CHAUVITEAU À SALABERT

Baltimore, 5 mai 1803.

C’est de Baltimore, où nous sommes depuis quatre jours, que je vous écris, mon cher Salabert ; celle-ci vous trouvera sûrement marié. Je souhaite de tout mon cœur, mon cher fils, que vous soyez heureux, et demande au ciel de répan­dre sur votre union sa bénédiction. Je ne doute nullement que Séraphine ne fasse le bonheur et la félicité de votre vie. J’espère que vous nous l’amènerez passer quelque temps avec nous. Nous venons de louer une jolie petite maison à raison de trois cents gourdes. Toute et Solange vont rester avec nous ; ils sont heureux, et leur bonheur fait ma conso­lation. Adieu ; je vous embrasse ainsi que ma fille Séra­phine.

N° 92 SOPHIE GUENET À SALABERT

Baltimore, mai 1803.

Je n’ai pu avoir le plaisir de vous écrire par notre bâti­ment l’Espérance, mais je me dédommage par cette occasion et vous prie de recevoir mes compliments sur votre mariage que nous avons appris avec le plus grand plaisir, et aussi de savoir que votre petite femme va nous donner un petit Salabert. Elle a fort bien fait, car en vérité, c’aurait été dommage que votre graine ne se fût pas multipliée. Je désire à présent que l’une de nous ait un garçon et l’autre une fille ; nous aurions au moins l’espoir de confondre notre race de nouveau en faisant un mariage un jour, toutefois qu’ils se conviendraient. Mais c’est assez s’occuper de ces petits marmots. Notre changement d’état ne m’empêchera jamais de prendre un plaisir infini à correspondre avec vous et à faire tout ce qui dépendra de moi, non pas pour vous aimer de tout mon cœur, il n’y a rien à faire pour cela, mais pour maintenir toute ma vie une parfaite liaison et union entre nos deux familles.

Veuillez, ma chère Séraphine, recevoir mon compliment et mes assurances d’amitié, et croyez que je ne puis qu’aimer à la folie une personne qui fait le bonheur de mon frère ; ce qui serait plutôt reconnaissance, mais d’après tout ce que l’on me dit, je sens que je vous aimerai.


N° 93 Mme CHAUVITEAU À SALABERT

Baltimore, 2 juin 1803.

C’est à Baltimore, mon cher Salabert, que j’ai reçu votre lettre du 10 avril. Nous y sommes depuis le tee mai ; ma santé va beaucoup mieux depuis que j’y suis ; notre maison est dans une position agréable, nous y jouissons des agré­ments de la ville et de la campagne. Parlons à présent de votre nouvel état ; je ne vous ai pas encore écrit depuis votre mariage ; c’est un état bien différent de celui de garçon. Vos devoirs ont augmenté ; vous me direz que vos plaisirs ont aussi augmenté, j’en conviens, mais vos plaisirs ne seront durables qu’autant que vous remplirez votre tâche ; avec votre caractère, cela ne vous sera pas difficile. Dans le mé­nage, il faut des égards, des attentions, des prévenances ; il ne suffit pas d’être heureux seul, il faut que tous ceux qui dépendent de nous, et qui ont leur sort lié au nôtre, le soient aussi. Vous avez une jeune femme qui a besoin d’être con­duite ; si son caractère est tel que vous me le dites, vous en ferez ce que vous voudrez ; il faut de l’adresse et beaucoup de douceur pour conduire une jeune femme. Ne lui faites jamais ce que vous ne voudriez pas qu’elle vous fît, et vous serez heureux ; c’est ce que je désire et ce que je vous sou­haite à tout instant du jour. On m’a dit que vous restez avec votre belle-mère ; je crois que vous faites très bien, je vous conseille d’y rester le plus longtemps que vous pourrez.

Parlons, à présent, de mon pauvre Châlon, que vous avez envoyé à la Nouvelle-Orléans. Y sera-t-il heureux et con­tent ? Donnez-nous, mon cher Salabert, de ses nouvelles ; je crains pour la santé de cet enfant intéressant. Je me rassure que vous ne l’avez pas laissé partir sans être bien recom­mandé. Ce que vous dites de lui à votre père me tranquillise ; on m’avait dit qu’il ne faisait plus rien depuis la paix. Je me flatte, mon cher Salabert, que vous ne laissez pas échapper les occasions de l’avancer dans la carrière de la fortune. J’ai appris avec plaisir qu’il ne fumait presque plus et que vous y aviez tout à fait renoncé ; c’est vrai­ment un compliment à vous faire.

Je vous dirai pour nouvelles que Bourdel est parti pour la France et que M. Cramford est mort. J’ai écrit à Séraphine par l’Espérance aujourd’hui ; je l’embrasse ten­drement. Engagez-la à nous écrire en français, et vous, ne lui parlez qu’en français, afin que nous puissions causer ensemble un jour. Je me berce toujours de l’idée de nous voir tous réunis en France ; c’est peut-être une chimère, mais cette chimère me console ; ne me l’ôtez pas : l’espérance fait vivre ; l’espérance, mon fils, est un beau nom, et bien intéressant pour votre famille. Envoyez-nous, par lui, un pain de sucre, des bananes, des ananas, enfin tout ce que votre sœur a envie de manger et qu’elle vous a déjà demandé et qu’elle attendait par la Maria, qui est en rade depuis quelques jours et qui ne lui a rien apporté. Je crains qu’elle ne vous donne un neveu marqué de bananes et de malanga. Adieu, mon cher Salabert ; je vous embrasse, etc


N° 94 JOSEPH CHAUVITEAU À SALABERT

Baltimore, 16 juin 1803.

Mon cher Salabert, je vous ai écrit par la goélette qui est partie, il y a trois jours, où je vous faisais un petit détail de ma position. Je ne fais que vous le répéter, Baltimore est beaucoup plus cher même que New-York, sans y avoir les mêmes ressources ni les mêmes agréments ; mais pour ces derniers c’est de peu ou point du tout d’effet sur moi. Un monsieur que vous avez connu, M. R…, m’a fait part de quelques objets de spéculation. Je n’en ai parlé à personne, m’étant promis de ne rien faire sans votre con­seil ni votre avis. Avec le grand désir que j’ai de voir, de connaître et embrasser votre femme, ma chère fille, pourriez vous, par le moyen de votre Marquis, obtenir une permission ou tolérance du Gouvernement pour le temps que le bâtiment restera à la Havane ? Vous pourriez lui faire dire la raison de mon voyage, de voir et de connaître, à mon âge avancé, la femme de mon fils aîné, et pour lors je pourrai porter quelques barils de farine pleins de quelque marchandise que vous croiriez les plus propres ; car, mon fils, je vous le répète, je ne puis me soutenir, sans par la suite, deve­nir à charge à mes enfants. Je crois que vous connais­sez ma prudence et le désir et la volonté de ne rien faire sans vous en donner avis et attendre vos conseils. Je crois vous avoir déjà dit que j’avais pris un quart dans le navire l’Espérance, le tout dix mille gourdes, ma part de deux mille cinq cents. Dans ce moment, je reçois une lettre de mon pauvre Châlon, du 17 mai, deux jours après son arrivée ; vous devez bien penser que cette lettre nous a bien fait plai­sir à votre mère et à moi ; sa lettre porte bien son cœur, d’un bon et respectable enfant.

De la Guadeloupe, point de nouvelles ; ma rente reste pour payer quatre mille livres à Hilaire ; je trouve cela assez juste, c’est le frère de ma femme et l’oncle de mes enfants ; mais personne ne me paye, et l’on a le droit de ne pas payer ; personne ne paye les anciennes dettes ; vous le savez ce qu’on renvoie à cinq ans est renvoyé à jamais. Enfin, que Dieu soit loué, qu’il conserve mes enfants et leurs amis. Pour ce qui me regarde, mon grand ménagement, ma prudence et la Providence me soutiendront ; mais encore faut-il aider la Providence. Adieu, mon cher en­fant ; je vous embrasse ainsi que votre chère Séraphine, de tout mon cœur, de toute mon âme. Présentez mes respects et mes amitiés, etc……

J’ai vu, encore hier, le petit Francisco ; je suis assez près voisin du collège ; c’est un joli enfant, mais, je vous le répète, de vous à moi, glorieux et entêté comme un petit diable.


N° 95 JOSEPH CHAUVITEAU À SON FILS CHÂLON

J’ai reçu vos deux lettres, mon cher Châlon ; celle-ci vous trouvera, à la Havane, bien étonné d’apprendre la guerre et la remise de la Nouvelle-Orléans aux Améri­cains. Hélas, mon pauvre garçon, voyez dans quel em­barras et quelle perspective, pour votre mère et pour moi ! Si Solange est obligé de retourner à la Havane, que de­viendra viendra Toute, bientôt avec un enfant ? Tout est ici beau­coup plus cher qu’à New-York.

Écrivez-moi, mon fils ; entrez avec moi dans un plus grand détail sur la Nouvelle-Orléans, le prix de toutes choses ; j’ai écrit à Salabert, consultez-vous. Embrassez sa femme pour moi, je meurs d’envie de la voir, la con­naître ; aimez-la, respectez-la comme votre sœur aînée c’est donner à une jeune femme une haute idée d’elle même, quand elle voit qu’elle est aimée, chérie et res­pectée des parents de son mari ; ça lui donne la noble gloire de se faire respecter de tout le monde. Adieu, mon fils ; je vous embrasse tendrement. Mes respects à Mme Aloy, à M. et Mme Hernandez.


N° 96 JOSEPH CHAUVITEAU À SALABERT

Baltimore, 19 juillet 1803.

Nous voilà donc, mon cher Salabert, encore une fois dans les horreurs de la guerre. Hélas ! qu’allons-nous de­venir ? Je suis accablé de cet événement ; si nous allons en France, que les Anglais prennent la Guadeloupe, nous ne recevrons rien. Si je reste ici, il est très possible que je ne reçoive rien. Si nous allons à la Guadeloupe, dans ce pays d’horreur, à peine le loyer de ma maison pourra-­t-il nous faire vivre. Si votre maison de Baltimore ne tient plus. Solange voudra aller à la Havane, et sa femme voudra le suivre. Que deviendrons-nous ? Vous savez l’a­mitié et la confiance que j’ai en vous. Écrivez-moi, je ferai aveuglément ce que vous me direz ; parlez directe­ment à votre père, au meilleur de vos amis. M. Lainier me disait que quand un homme avait atteint l’âge de soixante à soixante-dix ans, il devait mourir ; j’ai souri, mais je crois qu’il a raison. Adieu, mon cher Salabert ; je vous embrasse vous, votre femme, Châlon, votre frère, bien cordialement, de tout mon cœur. Les biens et la vie de ce monde sont si peu de chose, qu’en vérité, je ne considère les vraies jouissances que dans le cœur des vrais amis. Ainsi, vous, vous avez votre femme, la mère de votre femme ; vous êtes, aujourd’hui, son fils ; M. et Mme Hernandez, qui sont vos alliés par des liens qui vous sont chers. Ici, vous avez un père, une mère, une sœur, un cousin qui est votre frère, qui vous aime cordiale­ment ; votre santé, votre existence sont utiles à tous. Hélas, mon enfant, vous êtes heureux ; et moi, je ne suis plus bon à rien ! Adieu, mon fils ; je vous embrasse tous les trois. M. Savourin m’écrit que la Guadeloupe est dans un état déplorable. M. Campfort est mort ; M. St-B., arrêté, embarqué avec plusieurs autres pour la France. Enfin, les pauvres Français sont malheureux partout.

N° 97 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Baltimore, 8 décembre 1803.

Il y a bien longtemps, mon cher Salabert, que je ne vous ai écrit ; ne croyez pas que ce soit par oubli ; je songe à vous sans cesse. Les continuelles incommodités de votre sœur pendant sa grossesse, ses couches et les suites très mauvaises qu’elle a eues, ont occupé tout mon temps ; elle vous a donné une petite nièce aussi méchante que jolie. Je pense que votre père, qui part demain pour aller vous voir, vous trouvera papa. Je désire de tout mon cœur que notre Séraphine soit heureusement déli­vrée à l’époque de son arrivée. Votre sœur lui envoie des petites robes à l’américaine. Votre père et moi avons pensé qu’une petite table de toilette ferait plaisir à votre femme ; il la lui apporte ; veuillez, mon cher Salabert, la lui faire accepter de notre part, comme un don de l’ami­tié. Votre père, mon cher Salabert, va vous faire ses adieux ; il part dans une bien vilaine saison ; il serait bien cruel pour lui, si, après une rude traversée, il allait essuyer quelque désagrément pour son débarquement, et vous en occasionner aussi. Tâchez, mon cher, de pré­venir tout cela. J’imagine que vous recevrez ma lettre avant de le voir. Adieu, mon cher Salabert.

N° 98 Mme CHAUVITEAU À SALABERT

Baltimore, 12 mars 1804.

J’ai bien reçu, mon cher Salabert, votre lettre du 11 jan­vier. J’ai appris, avec grand plaisir, que vous nous avez donné un petit-fils. Je prie Dieu de vous le conserver, et qu’il ressemble à son papa ; d’après le portrait que vous me faites de lui, il ressemble à la petite de votre sœur, qui de­vient plus charmante de jour en jour ; elle se porte bien et fait notre passe-temps. Votre père ne la reconnaîtrait pas, tant elle a profité depuis son départ. J’ai reçu une lettre de Séraphine par la voie de Rhod-Island ; elle me dit que vous étiez un peu malade ; cela me fait bien du chagrin, mon cher Salabert, et m’a conduite à des réflexions tristes : Au lieu d’engager votre père à rester à la Havane, vous devriez venir avec lui passer la belle saison avec nous et amener Séraphine et son enfant. La santé, mon fils, est le premier bien de la terre ; nous avons ici un médecin qui vous rendra ce bien inappréciable ; sans lui, il n’est point de jouissance sur la terre. Je vous parle par expérience ; quand je me porte bien, tout est changé à mes yeux : mes pensées ne sont plus les mêmes ; je ne vois plus si noir ; quand le corps souffre, l’esprit s’en ressent. Vous seriez étonné de voir M. Baron il a rajeuni et engraissé d’une manière à étonner ceux qui l’ont vu arriver ; aussi, il s’est marié la semaine dernière, à une jeune femme de dix-huit ans, belle comme les amours. C’est ce médecin dont je vous parle qui l’a guéri ; si ses remèdes ont réussi sur un vieux corps usé, vous qui êtes jeune, devez espérer d’être guéri de tous vos blue devil et autres petites incommodités que vous avez, bien plus vite que lui. Je vous engage donc, mon cher Salabert, à faire ce voyage qui, je crois fermement, vous rendra la santé, et nous procurera le plaisir de connaître Séraphine et d’embrasser notre petit-fils. Adieu, mon fils.

N° 99 Mme CHAUVITEAU À SALABERT

Baltimore, 22 avril 1803.

Aujourd’hui, mon cher Salabert, Solange a reçu une lettre de vous et une de votre père ; ces lettres m’ont ôté un poids de cinquante que j’avais sur l’estomac. Comment pouvez-vous rester si longtemps sans nous donner de vos nouvelles ? Je m’étais mis dans l’idée qu’il était arrivé quelque malheur que Châlon n’osait pas nous annoncer. Enfin, ces deux lettres ont dissipé toutes nos inquiétudes.

J’ai à vous annoncer l’arrivée des deux petits Bioche, depuis le 1er avril. L’aîné est recommandé à Solange par Mme Guénet ; le cadet est votre filleul, qui est venu sur votre demande ; ces pauvres enfants m’ont fait pleurer de joie et de peine ; il paraît qu’ils ont bien souffert de toutes les manières. Ils sont jaunes comme des citrons ; l’aîné sait un peu lire et écrire ; le cadet commence à épeler. Ils me disent que leur père n’avait pas les :moyens de les mettre à l’école, ni le temps de soigner leur édu­cation, parce qu’il était toujours à la chasse ou à la pêche pour les faire vivre. Je vous laisse à penser combien cela m’a déchiré le cœur. Enfin, mon cher Salabert, après avoir bien réfléchi, bien calculé, tout pesé, nous les avons pla­cés : Solange a mis l’aîné dans une école ; j’ai habillé votre filleul et l’ai mis au collège ce matin, quoique vous ne me l’ayez pas dit ; je ne doute nullement de votre approbation. J’ai bien réfléchi avant de prendre ce parti. Je crois que vous aurez en cet enfant, un joli sujet ; il promet beaucoup. Ci-jointe une lettre de son père pour vous.


N° 100 JOSEPH BIOCHE À SON NEVEU SALABERT

Moule Grande-Terre, 3 mars 1804.

Je vous envoie votre filleul, mon cher Salabert. Je vous l’envoie, mon cher Salabert, avec toute la confiance pos­sible, persuadé qu’il ne saurait être en de meilleures mains. C’est un bonheur pour lui et pour moi. Je sais apprécier ces avantages. Il n’en a pas fallu moins pour me déterminer à une séparation qui est presque au-dessus de nos forces. L’aîné va rester avec Solange. Il est déjà trop avancé en âge pour son éducation ; il le fera tra­vailler, le dégourdira un peu, et me le renverra dans deux ou trois ans. Je satisferai, mon cher ami, aux petits dé­bours que vous ferez à leur sujet, en m’arrangeant avec M. Valli qui est en correspondance avec votre maison. Recevez mes compliments sur votre établissement. Je l’ai appris avec toute la satisfaction possible. Je ne doute pas que votre choix n’augmente votre bonheur. Puisse le ciel vous combler de ses bénédictions ! C’est le vœu de votre dévoué oncle Bioche.

N° 101 JOSEPH CHAUVITEAU À SES ENFANTS
À LA HAVANE

Bristol, 23 mai 1804.

Mes chers enfants, adieu ! Embrassez Séraphine et mon cher petit enfant. Je ne puis me consoler de l’avoir quitté et de ne jamais le voir peut-être.

Dites-moi combien je dois offrir à M. R… pour vous avoir la permission de rester et de tenir maison à la Havane, ce qui lui sera facile par Bonaparte, son frère Lucien étant ambassadeur en Espagne. Mais vous savez que ces gens-là ne font rien pour rien. Adieu.

N° 102

Baltimore, 30 juin 1804.

Mes chers enfants, il y a cinq ou six semaines que je suis dans le continent, sans avoir pu trouver une occasion pour la Havane. Je suis donc arrivé le 21 de mai à Bris­tol ; je ne vous ai pas nui dans cette ville, non, en vérité ; si vous aviez payé un commis bien cher, il n’aurait pas mieux réussi. Je ne vous citerai seulement qu’une de nos conférences. Étant à dîner avec ces messieurs, l’un d’eux dit qu’il devait penser que les personnes qui leur devaient, payaient ; que le navire avait été vendu vingt mille et qu’ils ne touchaient que treize ou quatorze, je crois ; enfin, une diffé­rence. Je fis un mouvement pour me lever de table, en disant que si j’avais pu prévoir qu’ils avaient de pareilles idées sur la plus exacte et la plus respectable maison commerciale qui existe dans l’univers, que si j’avais su cela, je ne serais pas passé dans leur navire et que je n’aurais pas l’honneur de dîner à leur table, parce que serais mort de douleur. Georges m’a prouvé qu’il était votre ami, et, par conséquent, juste ; il a dit la vérité sur tous les points, en rendant toute la justice que votre maison mérite. Pendant ce temps, ma cruelle sensibilité me trahit toujours quand il s’agit des miens, soit en bien, soit en doute contraire. Enfin, mes chers enfants, la conclusion a été qu’ils avaient tort et avaient abusé, et que votre maison aurait toutes leurs affaires, et que la personne qui en est chargée ira à Char­leston ; et, de plus, vous aurez ceux de Bristol. J’écris à mes enfants ; il est inutile que personne sache ceci, pas même M. Hernandez qui pourrait croire que je vous dis ceci pour me faire valoir et pour qu’il m’ait quelque obli­gation ; non, c’est moi qui veux lui en avoir pour toutes les politesses que j’ai reçues de lui et de Madame son épouse.

Parlons de nous. J’ai trouvé votre mère, Solange, sa femme et notre charmante petite-fille, bien portants ; mais, hélas, notre pauvre Solange n’est pas aussi heureux que j’aurais dû l’espérer, d’après les bonnes volontés que MM. Hernandez et Gills m’avaient témoignées pour lui ! C’est un provençal, M. Martin, qui a les faveurs que le pauvre Solange avait droit d’espérer, d’après l’attachement qu’il a pour votre maison, soutenu de son expérience et de ses talents que vous connaissez.

Vous savez l’arrivée des deux petits Bioche ; il y en a un qui leur coûtera autant que votre filleul vous coûtera de deux à trois cents gourdes. Le pauvre diable n’est pas en état de cela, mais son bon cœur fait que rien ne lui coûte quand il s’agit d’être utile à sa famille et à ses amis.

Je n’ai plus rien à vous dire, mes chers enfants, que de vous embrasser ; et vous, ma chère Séraphine, oui, je vous embrasse de tout mon cœur. Continuez, ma chère bonne amie, vos soins respectables auprès de mon petit-fils ; je vous en fais mes remerciements tous les jours, et prie Dieu, ma chère Séraphine, de vous conserver et de vous rendre heureuse. Je vous charge de présenter mes compliments et respects. Adieu, adieu ; je vous embrasse tous et mon cher petit garçon, que j’embrasse tous les jours, en embrassant sa petite cousine, sa petite femme : je les ai mariés. Adieu, tous les quatre, mes chers et bien-aimés enfants ; aimez­ vous comme je vous aime.

N° 103

Baltimore, 9 juillet 1804.

Aujourd’hui 9 juillet, le navire n’est pas parti ; hélas, je n’avais pas voulu vous parler de tous mes chagrins, dans la lettre que je vous ai écrite le 30 juin, dans la crainte de vous attrister ! Votre lettre du 12 augmente mes inquié­tudes. Hélas, mon pauvre Châlon ! je ne peux, mon cher Salabert, rien vous conseiller : de l’envoyer ou de le faire rester, s’il arrivait qu’il n’y aurait pas du mieux. Adieu, Salabert ; je n’ose m’étendre sur toutes mes craintes. Embrassez Séraphine pour moi, je connais son cœur et son amitié pour Châlon. J’embrasse également de tout mon cceur mon cher petit garçon, ainsi que vous, etc.

Mes chers enfants, aujourd’hui 12 juillet, le bâtiment est encore ici avec deux autres lettres dedans. J’ai loué une petite maison, au bout de la ville, de deux cents dollars, deux chambres au rez-de-chaussée, une cuisine ; deux au ­dessus ; un assez joli galetas et un petit jardinet. Si mon pauvre Châlon vient, il aura une chambre bien commode. Donnez-moi donc, mon cher Salabert, des nouvelles de votre frère. Vous ne devez pas douter de l’inquiétude mor­telle où nous sommes. Oui, mortelle ! S’il arrivait accident à un de mes deux garçons, ce sera un avertissement de Dieu que je suis de trop. S’il veut un des trois, hélas, je suis prêt, sans regretter les jouissances de ce monde. Adieu, Séraphine, ma chère bonne amie. Embrassez mon cher petit garçon. J’ai une jolie chambre pour vous, ma chère fille. Adieu, mes chers enfants, je n’y vois goutte.


N° 104 JOSEPH CHAUVITEAU

Baltimore, 28 septembre 1804.

Monsieur Meyère, voici à peu près mes affaires.

À la Guadeloupe, j’ai laissé à M. Vallée pour 56 000 livres à recevoir ; à MM. Bioche et Duc, 45 à 46 000 ; 14000 de loyers échus ; ma maison, au moins, 66000 ; ce qui fait 180 000, dont 10 000 de M. Desoyers, échus, et les loyers.

Celui qui voudra prendre le tout payera 2500 gourdes comptant à Mme Guénet pour payer la dot de ma fille et s’arranger avec elle pour

…………………………………………… 12000 que je luis dois ;
À M. Ancelin……………………… 10000
À M. Augereau…………………… 6600
À M. Hilaire Bioche…………… 3300
À M. Benoît Fournier………… 3300

35200
À ma fille………………………… 20000

57200

Je ferai le sacrifice du reste, pourvu que l’on me fasse un contrat de 100 000 livres argent des colonies, payables en France dans dix ans, l’intérêt au taux de l’ordonnance avec caution en France, surtout à Nantes, où je veux aller mourir dans ma famille.

Si M. Meyère réussit à arranger mes affaires, je lui ferai présent de quatre cents gourdes. Il pourra prendre conseil de Mme Guénet et M. Vallée, au Moule ; et MM. Bioche et Duc, à la Basse-Terre. Étant, ma femme et moi, décidés à nous retirer en France pour y attirer nos enfants et finir nos vieux jours.


N° 105 Mme CHAUVITEAU À SALABERT

Baltimore, 2 juillet 1804.

J’ai reçu avec beaucoup de plaisir votre lettre du 22 avril, par votre père, qui a eu un très long passage ; son arrivée a dissipé nos inquiétudes. Comme il y a eu beaucoup de bâtiments perdus, je craignais qu’il ne fût sur l’un d’eux. Enfin, il est avec nous depuis trois semaines, se portant bien et fort satisfait d’avoir passé quatre mois avec vous. Nous avons beaucoup parlé de vous, de votre frère et de Séraphine. Le portrait qu’il m’a fait de ma belle-fille et de son caractère est tout à fait ressemblant à celui que je m’en étais fait et que je vous aurais, souhaité. Puissiez-vous, mon cher fils, être aussi heureux que je le désire et que vous le méritez. Si le ciel m’accorde mes demandes, vous n’aurez rien à désirer sur cette terre.

Il faut, à présent, que je vous remercie et que je vous gronde : vous remercier pour tout ce que vous m’avez envoyé de bon, de beau et de joli ; je veux vous gronder de ce qu’il me semble que vous oubliez que vous êtes père de famille ; vos cadeaux, mon cher Salabert, me flattent et m’affligent. Votre portrait et celui de Séraphine m’ont fait un plaisir infini ; mais l’argent que vous m’avez envoyé m’a fait faire une réflexion triste : c’est bien douloureux, pour un père et une mère, de jouir du fruit des sueurs et des travaux de leur enfant. C’est aux parents à donner aux enfants, et nous recevons. Ces idées m’ont attristée, mon cher Salabert ; ainsi, ne m’envoyez plus rien, ménagez votre bourse ; je vous engage à travailler de manière à pouvoir sortir avec quelque chose s’il venait à arriver quelque malheur dans le pays que vous habitez. L’exemple de Saint-Domingue me fait frémir : je ne serai parfaitement heureuse que quand je verrai tous mes enfants dans un pays où il n’y a pas de nègres.

Je vois, par votre dernière lettre, que vous avez quel­ques projets de vous retirer un jour en France. Il est inutile de vous dire tout le plaisir que cela m’a fait. C’est le plus ardent de mes désirs, de me voir dans une province de France, entourée de mes enfants ; je sens bien que cela est impraticable à présent, mais dans deux ou trois ans je crois que, s’il ne vous arrive pas de mal­heur, vous aurez de quoi vivre avec agrément, même avec une famille nombreuse. Si je n’étais pas si âgée, je vous attendrais ici, mais dans deux ou trois ans je serai trop vieille pour supporter un voyage long et pénible. Vous me dites, dans une de vos lettres : « Je laisse courir la barque. » Je ne puis en dire autant ; au lieu de la laisser courir, je la tiens bien fort, de crainte de la voir arriver au but. Je crois qu’il vaut mieux que votre père et moi allions devant, connaître le terrain. Comme il s’est élevé quelques nouveaux troubles à Paris, nous avons différé notre départ jusqu’à l’année prochaine ; du moins, votre père me fait espérer que cela n’ira pas plus loin. Je souhaite que ce ne soit pas pour me contenter qu’il nourrit l’espoir de quitter un pays que je n’aime pas. Je vis sans agrément et nous dépensons beaucoup d’argent, malgré notre grande économie.

Parlons de votre chère Séraphine, avec qui je cause tous les matins, après vous avoir dit bonjour à tous les deux. Tous ceux à qui je fais voir son portrait la trou­vent charmante. J’ai hier couru toutes les boutiques pour avoir ses bas de fil, je n’en ai pas trouvé : on ne trouve rien dans ce vilain Baltimore ; je n’ai même pas pu trou­ver un joli petit chapeau pour mon petit Juanito. Songez, mon cher Salabert, que vous vous êtes engagé à me l’en­voyer sitôt que vous en aurez un autre. Je ferai en sorte d’avoir aussi la petite de Toute, ces deux enfants char­meront les instants de ma vieillesse.

J’ai bien reçu, mon cher Salabert, votre lettre ainsi que la balle de café par M. Nobea. Je vous remercie. Soyez sûr qu’aucun préfet n’en boira. Nous avons reçu des lettres de la Guadeloupe ; on nous promet une lettre de change de quatre mille livres. Je pense que c’est tournois sur la République française.

Adieu, mon cher Salabert.


N° 106

Baltimore, 19 septembre 1804.

Mon cher Salabert, je n’ai lu votre lettre du 25 juin que trois ou quatre jours après celle du 4 juillet. Je l’ai surprise à Toute, qui l’avait arrachée à Solange à force de persécution : elle nous a accablés de douleur et de cha­grin. Est-il bien vrai, mon cher Salabert, que Châlon soit hors de danger ? Ne nous flattez-vous pas ? Que d’in­quiétudes nous allons avoir jusqu’à son arrivée ici ! Nous avons reçu deux lettres de lui. Il avait encore la main bien tremblante. Je ne lui écris pas, parce que nous l’atten­dons à chaque instant. Je donnerais la moitié de mon existence pour le voir auprès de nous sain et sauf 1

Que d’obligations j’ai à ma chère Séraphine, pour toutes les peines, soins et fatigues qu’elle s’est donnés pour mon pauvre enfant. Remerciez-la bien de ma part, mon cher Salabert ; dites-lui que pour toujours elle a droit à ma reconnaissance ; non, je n’oublierai jamais ce qu’elle a fait pour Châlon. S’il n’était pas parti, ce que je ne crois pas, dites-lui que je l’attends, que je ne serai tranquille sur son compte que quand je l’aurai auprès de moi. En attendant, qu’il se ménage bien, car une rechute est sou­vent pire que la maladie.

Bourdel est arrivé de France à Philadelphie ; il nous a écrit qu’il avait dîné avec un Espagnol venant de la Havane, qui lui avait dit que Châlon devait avoir dix ­huit jours de traversée ; ainsi il doit être bien près de nous.


N° 107 JOSEPH CHAUVITEAU À SÉRAPHINE

Baltimore, 20 septembre 1804.

Ma chère Séraphine, je profite de cette occasion pour vous accuser réception de votre lettre. J’ai écrit deux ou trois lettres à votre mari. Je vous ai bien des obligations, ma chère bonne amie ; oui, je vous connais, et certaine­ment vous avez dû avoir eu bien de la fatigue pour mon pauvre Châlon ! Et mon joli petit garçon ! comment se porte-t-il ? rit-il toujours ? Parlez-moi souvent de lui. Em­brassez-le au moins une fois par jour pour moi et dites ­lui que j’aime beaucoup sa chère maman, par la raison qu’elle est bonne, elle aime bien son mari et respecte ses devoirs de bonne épouse, bonne mère, bonne fille, bonne parente ! Enfin ! elle est aimée et respectée de tous ceux qui la connaissent. Adieu, ma chère, Séraphine ; embrassez votre mari, votre enfant. L’on nous dit que Châlon était en route. Que Dieu l’amène à bon port !

N° 108 Mme CHAUVITEAU À SALABERT

Baltimore, novembre 1804.

Salabert ! mon cher Salabert ! mon seul fils ! où êtes­ vous ? Pourquoi n’êtes-vous pas auprès de nous ? nous avons besoin de consolation. Châlon, mon cher Châlon nous a quittés. Est-il bien vrai qu’il soit mort ? est-il bien vrai que je ne le verrai plus ? Oh ! que cette idée est ter­rible ! Sa mort est le premier chagrin qu’il nous ait donné. Nous perdons un bon fils, un ami et un soutien. Dans le moment que je me faisais une fête de l’embrasser, j’apprends sa destruction ! À peine ai-je fini de pleurer un fils, que j’en perds un autre ; dans quel temps ? au moment de jouir du fruit de sa bonne conduite. Ah l mon cher Salabert, que j’ai besoin de consolation ! Venez avec Séraphine et vos enfants. Je vous embrasse et vous écrirai une autre fois.

N° 109 JOSEPH CHAUVITEAU

Que vous dirais-je, mon cher Salabert ? Je vous deman­derai où est votre frère, vous me direz qu’il est où nous devons tous aller ! Et moi, je suis encore dans ce bas monde ! Vous êtes bien hardi, mon cher Salabert, dans votre lettre du 26 septembre ; vous me dites d’aller à la Havane.

Non, mon cher et unique fils. Rappelez-vous mon voyage à la Martinique, rappelez-vous mon voyage à la Havane, où je trouvais mon pauvre Châlon si bien portant ! Non, je dois m’éloigner et fuir pour toujours les personnes qui me sont chères. Vous ne devez pas douter que vous, ma chère Séraphine, et votre cher enfant, mon petit fils, m’êtes bien chers. Je ne peux que vous embrasser bien tendre­ment de tout mon cœur, de toute mon âme. Adieu, mes chers enfants.

Je suis donc obligé de vous prier de remercier Mme Aloy, M. et Mme Hernandez, Mme Poey et autres amis, des peines et soins qu’ils ont rendus à mon cher et malheu­reux enfant.


N° 110 JOSEPH CHAUVITEAU À SALABERT

Baltimore, 9 décembre 1804.

Il faut donc, mon cher Salabert, que je vous parle du sujet de nos afflictions. Est-il bien vrai ? est-ce bien vous qui nous envoyez les dépouilles de notre pauvre enfant ? Pensez-vous, Salabert, que l’argent est capable de nous consoler de la perte de notre cher enfant, qui nous donnait tant de satisfaction ? Non ! Quand Solange nous a fait part de votre lettre, nos pleurs ont recommencé au ressouvenir de toutes les obligations que nous lui avons, sans avoir rien fait pour lui. Je connaissais les sentiments de son cœur : il était juste, il vous aimait et vous regardait comme son père. Vous lui en avez servi, c’est la pure vérité ; qu’ai-je fait, moi, que le plus strict des devoirs ? Que de reproches n’ai-je pas à me faire de n’en avoir pas fait plus. Mais, hélas ! vous, c’est la bonté et la générosité de votre cœur qui l’aviez’ appelé auprès de vous et qui l’aviez mis à même de faire fortune, si Dieu lui eût donné des jours à vivre. Je vous connais, mon cher Salabert, vous ne voulez pis montrer son testament. Votre mère et moi nous respecterions ses volontés dernières, comme nous respecterons sa mémoire. Je connaissais l’amitié et l’atta­chement qu’il avait pour son neveu et filleul. Je suis bien sûr que son intention était de lui donner la moitié de tout ce qu’il avait.

À moi-même, il m’a dit qu’il achèterait un nègre un peu plus fort que son petit nègre Benjamin, et qu’il le donnerait à son neveu.

Dans tous les cas, si notre enfant a fait un testament en notre faveur, voilà les sentiments d’un père et d’une mère justes et sensibles : 1° Vous prélèverez la somme nécessaire pour faire dire une messe annuelle ; vous pour­rez passer un acte avec les Supérieurs de l’église où il a été enterré. En France cela se faisait. Je crois que c’est la même chose en Espagne, la même religion.

Ladite messe sera dite à perpétuité, le 8 octobre ; 2° le petit nègre Benjamin, à votre fils, son neveu et filleul ; 3° le restant de ces deux articles prélevés restera entre vos mains, par vous à payer, l’intérêt au taux de la loi, à votre mère, de son vivant, et, à sa mort, partagé entre nos deux petits-enfants, votre fils, filleul de notre cher enfant, et Angélique, Joséphine, notre petite-fille et filleule.

S’il était possible, mon cher Salabert, que la Société qui subsistait de l’habitation La Séraphine, avec le pauvre Châlon, pût toujours continuer telle que de son vivant, pour son petit-neveu et sa petite-nièce, priez M. Her­nandez, qui avait un tiers avec vous et Chalon ; priez-le, dis-je, de continuer. Priez-le de donner cette marque d’ami­tié à un père et à une mère affligés. Ça nous consolera un peu, si quelque chose dans le monde pouvait nous consoler, et pour lors, vous pourriez mettre les fonds que vous nous destinez à payer la quote-part des dépenses. Voilà, mon cher Salabert et ma chère Séraphine, nos volontés et désirs. Nous vous embrassons de tout notre cœur, de toute notre âme. Adieu, nos chers et bien-aimés enfants.

Il est inutile de vous dire que le 8 octobre et le 16 jan­vier seront des jours de prières et de deuil tant que nous vivrons. Il est inutile que je vous recommande ces deux jours, connaissant votre bon naturel.


N° 111 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Mon cher Salabert, je vous en prie, que tous les petits meubles qui ont été à l’usage de votre malheureux frère ne passent pas en des mains étrangères. Ne mettez jamais son petit nègre sur l’habitation, gardez-le auprès de vous ; je le recommande à notre bonne Séraphine. Que tout ce que mon pauvre Châlon a désiré en mourant soit sacré pour ses parents. Hélas, mon fils, je ne puis vous écrire aujour­d’hui ; ce sera pour une autre fois, je vous embrasse, ainsi que votre femme et mon petit Juanito.

N° 112 JOSEPH CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Baltimore, 8 janvier 1805.

Vous devez avoir reçu, mon cher Salabert, deux lettres en participation avec votre mère, en réponse de la nou­velle du malheur qui nous est arrivé, malheur que je res­sens de jour en jour, de plus en plus…

Vous me dites par votre lettre du mois de septembre « Assistez Solange de vos conseils et de votre argent. » Je lui dis : « Mon bon ami, mes conseils, je vous les don­nerai, quand vous m’en demanderez, je vous les donnerai devant votre femme et votre tante ; vous en ferez ce que vous voudrez. Pour mon argent, il est à votre disposition. » À la réception de votre lettre, où vous nous envoyez la succession de notre pauvre Châlon, je lui dis « Cette suc­cession appartient à Salabert : c’est lui qui a été son père. » Nous vous avons écrit votre mère et moi, à ce sujet, et je vous le répète…

Il y a huit jours, j’ai vu dans les journaux qu’il y avait une insurrection en Espagne, et qu’il y avait soixante mille hommes en armes à Bilbao. J’ai écrit à Solange de ne pas faire usage des cinq mille gourdes, ce serait une petite ressource pour Salabert, sa femme et sa famille, si la ré­volution allait jusqu’à la Havane, et qu’ils soient obligés de se sauver. Hélas ! je ne dois pas beaucoup compter sur la Guadeloupe ; depuis mon départ, je n’ai reçu qu’une seule et unique lettre insignifiante. Adieu, mon cher enfant ; venez en mai, que je voie mon fils unique, hélas, peut-être pour la dernière fois ! Venez, vous dis-je, au mois de mai, même en avril ; venez, venez, c’est à mon fils à qui j’écris.


N° 113 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Baltimore, 25 janvier 1805.

Nous avons reçu, mon cher Salabert, votre lettre du 6 décembre ; tout ce que vous nous dites est plein de jus­tice et de raison ; mais, hélas ! rien dans le monde ne pourra cicatriser la plaie que la mort de mon malheureux fils a faite à mon cœur ! Oui, mon cher Salabert, il occupe ma pensée jour et nuit. Je le vois sans cesse étendu sur son lit de douleur, luttant contre les efforts de la mort ! Que ces idées sont déchirantes pour une mère qui aime ses enfants ! J’ai perdu en lui un fils tendre, un ami et un appui. C’est un coup terrible pour le repos de ma vieil­lesse.

Puisse le ciel, mon cher Salabert, vous épargner de pa­reils malheurs ! Puissiez-vous n’avoir jamais à regretter un fils comme votre frère, qui n’a donné à ses parents que de la satisfaction : plein de sagesse et de conduite, à la veille de jouir du fruit de ses travaux et de sa bonne conduite ; qu’il a dû regretter la vie ! Si du haut du ciel, où il est, il voit ce qui se passe ici-bas, il voit combien je le regrette, il voit les déchirements de mon cœur, Qu’il est terrible d’apprendre la mort d’un enfant, au moment où l’on croit l’embrasser !

Enfin, je puis dire, que j’ai éprouvé tous les malheurs de la vie. J’ai supporté avec courage la perte de la fortune ; mais la mort de mes enfants m’accable. J’avais, pour me consoler de la mort de mon pauvre Chauviteau, qu’il était malheureux ; et que, s’il eût vécu, il l’eût encore été : sa perfide femme avait détruit son bonheur. Mais à celui-ci, je ne trouve pas les mêmes motifs de consolation Il avait pour lui la santé, et une conduite sage et ré­gulière. La fortune lui souriait, l’avenir lui présentait un aspect agréable : tout lui promettait des jours heureux ; un instant l’a détruit, et, avec lui, le charme de ma vie !

Nous avons reçu hier une lettre de Séraphine, qui nous a fait bien plaisir ; elle nous apprend que vous jouissez tous d’une bonne santé. Vous faites bien d’aller de temps en temps à la campagne, c’est le moyen de conserver votre santé ; ménagez-la pour votre famille. Vous vous devez maintenant à une femme et à des enfants. Conservez le seul fils qui nous reste !

Dites-vous souvent : Je suis le soutien de ma famille et sa, consolation ; il faut que je me ménage.

Celle-ci va par Charleston, la rivière étant fermée par les glaces depuis plus de six semaines. On entre pourtant à nos forts. L’hiver est terrible, cette année, ce qui me donne plus que jamais l’envie de quitter le pays. Si votre père ne part pas pour la France, cet été, il pourrait se faire que j’irais finir ma vieillesse auprès de vous, et mê­ler mes cendres à celles de mon pauvre Châlon. C’est pourquoi je désire savoir si vous êtes toujours dans l’in­tention de venir au printemps. Que nous partions pour la France ou non, venez nous faire voir notre seul fils !

Votre sœur se porte bien, sa petite est charmante ; j’aurai bien de la peine à me séparer de ces deux êtres ; mais j’ai la promesse de Solange de venir nous rejoindre dans deux ans, si nous allons en France.

En attendant, mon cher Salabert, je vous embrasse, et vous souhaite tout le bonheur possible. Nous avons reçu votre lettre, ma chère Séraphine ; nous désirons maintenant apprendre, que vous nous ayez donné un second petit-fils, aussi joli, aussi aimable que notre petit Juanito. J’ai bien envie, je vous assure, de vous em­brasser tous ; j’espère que j’aurai ce plaisir avant de mourir. En attendant, je vous embrasse tendrement.

Par la première bonne occasion je vous enverrai des joujoux pour Juanito. Parlez-lui quelquefois de sa mamita Chauviteau.

Azor me charge de vous demander un chapelet ; le pau­vre malheureux a été à toute extrémité d’un abcès dans la poitrine ; il est en ce moment-ci, hors de danger. Adieu, ma chère Séraphine ; je vous embrasse de nouveau et vous aime plus que jamais.


N° 114 Mme CHAUVITEAU À SALABERT

Baltimore, 28 janvier 1805.

Vous paraissez avoir des projets en tête, mon cher Sala­bert ; de quelle nature peuvent-ils être ? Avez-vous le projet de vous retirer à Baltimore ? Votre père a dû vous dire ce qu’était cette ville, je ne vous en dirai rien. Je ne connais pas d’autre pays que la Guadeloupe et quelques villes du continent.

De tout ce que j’ai vu, New-York est ce qui m’a plu davantage, pour les agréments de la vie.

Je me suis imaginé que la France valait mieux que tout cela ; on me l’a dit tant de fois, que je le crois.

Malgré cela, je ne vous engagerai jamais d’y aller avec armes et bagages, mais je voudrais que vous iriez y faire un tour. Votre père vous a écrit, il y a dix ou douze jours. Donnez-nous plus souvent de vos nouvelles. Vos lettres adoucissent nos maux et nous réveillent un peu de l’accablement où nous ont jetés nos malheurs. Sur toutes choses, si vous venez au printemps, amenez votre famille, ou du moins votre fils.


N° 115 Mme CHAUVITEAU À SALABERT

Baltimore, 6 mai 1805.

La barque est arrivée, et nous n’avons pas eu de let­tres de vous, mon cher Salabert. Il est vrai que d’après votre lettre du 7 avril, vous deviez être à la campagne, à son départ. Je suis bien aise d’apprendre que vous y allez souvent, c’est le moyen de rétablir votre santé.

Nous sommes désespérés que vous n’ayez pas persisté dans la bonne idée de partir sur ce bâtiment, où vous nous dites avoir arrêté votre passage ; vous eussiez eu une très courte traversée, et votre arrivée nous aurait comblés de joie, nous aurions eu le plaisir de vous em­brasser avant notre départ, qui doit être du 20 au 25 du courant ; je vous l’avais déjà mandé. Comme vous ne nous en parlez pas dans votre lettre, je présume que vous n’avez pas reçu la mienne, qui vous faisait part de notre dernière résolution.

Celle-ci est donc pour vous faire nos adieux et vous engager à nous donner de vos nouvelles. Sitôt notre arri­vée, je vous écrirai et vous donnerai notre adresse.!

Nous avons laissé à Solange les 4000 gourdes que vous lui avez donné ordre de nous compter. Elles sont à votre disposition ; mettez-les dans vos affaires ou sur votre habitation, vous en ferez ce que vous jugerez à propos. À notre mort, ce sera pour Juanito. Vous me ferez une petite rente à votre aise, — ce que vous voudrez, — pour m’aider dans les besoins de cette malheureuse vie. J’espère que nous vivrons en France avec moins de dépense et plus d’agrément. Je ne vous engage pas encore d’y aller, je veux voir et connaître le pays, avant d’engager aucun de ma famille à y aller. Si je fais une sottise, je la boi­rai seule. Le seul regret que j’aie, en quittant Baltimore, c’est d’y laisser ma fille ; elle ne l’aime pas plus que moi, et n’y a guère de satisfaction. Solange et elle me promet­tent de venir nous rejoindre, sitôt que leur fortune leur permettra d’y vivre avec agrément et d’y donner une bonne éducation à leurs enfants ; ils vont bientôt en avoir deux. Je me console par l’idée de voir un jour toute cette petite marmaille-là réunie autour de moi.

Songez que vous me disiez que, quand vous en auriez deux, vous m’amèneriez Juanito ; je meurs d’envie de l’embrasser. Votre père lui a envoyé, il y a huit jours, par le capitaine Hamilton, son cheval de bois et un beau pantin qui, je crois, le fera bien rire. Vous avez aussi, à ce même bâtiment, six chaises pour votre habitation, et une petite caisse contenant un service de faïence d’Angle­terre. Je vous enverrai les six autres chaises quand nous partirons. Adieu, mon cher Salabert, je vous embrasse tendrement.

Priez Dieu pour nous et donnez-nous de vos nouvelles.

Ma chère Séraphine, nous vous embrassons et nous nous recommandons à vos prières. Embrassez pour nous nos deux petits-enfants, faites nos compliments et ami­tiés à toute votre famille.


N° 116 JOSEPH CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Adieu, Salabert ; adieu, mon cher enfant ! Il est inutile que je vous répète ce que je vous ai écrit par le capi­taine Hamilton. Je vous ai dit une petite partie des rai­sons qui m’avaient décidé. Si je vous avais tout dit, cela vous aurait fait trop de peine, en connaissant ce que sont les hommes depuis cette révolution. Jusqu’à M. Audinet, qui me demande 651 livres que mon pauvre fils Louis lui devait, dit-il, sans billet ; — car j’ai dans ses papiers sa lettre de change acquittée à la Martinique ; mais j’ai payé, afin que personne n’ait rien à dire contre les miens. Adieu, Salabert ; je vous embrasse ; embrassez pour moi votre chère, aimable et respectable Séraphine et mes deux chers petits-enfants.

Hélas ! donnez-nous de vos nouvelles ; nous partons du 1er au 5 juin.


N° 117 SOPHIE GUÉNET À SALABERT

Baltimore, 5 mai 1805.

Mon cher frère et ma chère sœur, il y a longtemps que je n’ai eu le plaisir de m’entretenir avec vous, ce n’est pas manque de penser souvent à vous ; mais il est inutile de vous parler de ma tendresse, puisque c’est une chose dont vous devez être persuadés. Je vous dirais qu’elle va être mise à une bien cruelle épreuve : papa et maman partent ce mois-ci pour la France. Je n’ai jamais été séparée de maman, vous devez sentir combien cette séparation me sera sensible. Ce n’est que le plaisir que je sais qu’elle ressentira à voir un pays, pour lequel elle a toujours été très partiale, qui me console de les voir partir, et, dans le fait, ils vivront bien plus agréablement en France qu’ici. Quand ils seront partis, tous mes vœux se borneront à aller vous rejoindre. Je voudrais que les intérêts de So­lange lui permissent de partir le plus tôt possible ; mais je vois avec peine que ce voyage, s’il se fait, sera retardé ; tout ce que je peux vous assurer, c’est que je serai au comble de mes souhaits, quand le moment arrivera où je pourrai vous embrasser tous, et surtout Juanito, dont les petites gentillesses me font presque pleurer de plaisir. Ma petite n’est pas si avancée ; du reste, elle est charmante ; elle a une chevelure sans pareille ; beaucoup de personnes trouvent qu’elle ressemble à maman. Au mois de juillet, je serai mère d’un second enfant. Je suis toute honteuse que ma chère Séraphine m’ait de­vancée ; enfin, si je vais à la Havane, nous pourrons nous entendre à faire la partie ensemble. Adieu, mon cher frère et ma chère sœur ; je vous embrasse, etc…

NOTE

Depuis mai 1805, les lettres manquent : nous ne pou­vons suivre ces chers parents dans leur voyage, leur arrivée, leur installation. Il eût été intéressant de con­naître les impressions de cette bonne grand’mère, si par­tiale pour la France, et les détails qu’elle en a certai­nement donnés à ses enfants. Le grand-père a dû aussi en exprimer quelque jugement judicieux. Mais rien ne nous en est conservé. En 1807, nous les trouvons à Barada, propriété qu’ils ont achetée à Condom, dans le Gers, en vire d’y recevoir leurs enfants et leurs petits-enfants. Ce beau rêve n’a pas été de longue durée. Trois lettres seulement nous sont restées de cette paisible idylle. De 1807, pas une lettre jusqu’en 1812, où nous les retrouvons à Bordeaux. il ne faut pas perdre de vue les événements politiques, les guerres de ces cinq années, et nous aurons le secret de cette lacune et celui de leurs alarmes et de leurs déceptions. On retrouve seulement une date de 1809 pour la vente de Barada. Or c’est en 1809 que la guerre d’Espagne, ayant eu son contre-coup à la Havane, Salabert, menacé comme Français, obligé de se cacher dans les bois, chercha un refuge aux États-Unis, avec sa femme et ses quatre garçons. Ses affaires compromises par l’insurrection ne lui permettant plus de venir en France avec sa famille, les parents, découragés, sans doute, revendirent Barada. Ils vinrent habiter Bordeaux, pour y avoir plus facilement des relations avec l’Amérique et pouvoir, au besoin, s’y embarquer. Mais les mers étaient bloquées, et nous savons que, pendant plusieurs années, les enfants et les parents étaient privés de recevoir des lettres. C’est par les récits de Bonne-maman que nous avons su les inci­dents, souvent dramatiques, de cette partie de son exis­tence à la Havane et aux États-Unis, et nous n’avons pu recueillir aucun écho des cœurs sensibles du père et de la mère, pendant cette période. Carlos, le quatrième fils, était mort en 1809, en arrivant à Bristol, Séra­phine était née à Bristol en1810, et Francis, en 1812, comme nous le voyons dans les récits de la Bonne-maman.

En 1812, la paix semble revenir, et Salabert retourne à la Havane pour y reprendre ses affaires. La corres­pondance recommence ; mais avec bien des lacunes.


N° 118 JOSEPH CHAUVITEAU À SALABERT

Barada, dit Saint-Joseph, 25 avril 1807.

J’ai bien reçu, mon cher Salabert, vos lettres de dé­cembre et janvier, et non les autres que vous m’annon­ciez. Si vous avez gardé copie, moi je prends bonne note de leur contenu ; dans l’une, du 10 décembre, j’ai reçu une lettre de change sur le Gouvernement, qui ne vaut pas mieux que celle de M. de Couchaut. Vous me dites que je vois noir, d’aller à Condom souvent ; vous êtes bienheureux d’être dans un pays où vous pouvez avancer de l’argent pour des effets qui ne valent rien. Avec les quarante mille livres que j’ai apportées avec moi, j’aurais pu apporter cent mille écus de cette espèce de monnaie, qui coûte des ports de lettre et des commissions ; c’est de la poudre que l’on jette aux moineaux.

Je connais, j’ai vu le monsieur qui vous l’a donnée, un ami de Saint-G… Croyez que tous les parents et amis de ce Saint-G…, et bien d’autres, qui sont à notre connaissance, attraperont et c…… tous les Chauviteau qui sont dans le monde : il y en a très peu. Vous, par exemple, vous allez peupler la Havane de ces gens crédules et de bonne foi. Vous avez trois garçons, que j’embrasse de tout mon cœur et de toute mon âme, ainsi que leur chère et bonne-maman, Séraphine, qui pourtant ne me dit rien, pas un seul mot. Ma fille dit à sa mère que je suis fâché avec elle. Hélas, grand Dieu ! pourquoi ? Je l’ai dans mon cœur, ainsi que ses enfants, que vous et vos enfants. Dites-lui que son mari est payé et même plus : il a reçu vingt-sept mille livres. M. Desnoyers a tout payé, quatre mille cinq cents en plus.

Salabert, si je vous parlais dans l’oreille un quart d’heure, et une heure pour lire les lettres que j’ai, vous pense­riez ce que vous jugeriez à propos. Mais, je ne veux pas être à charge à vous, mon fils unique, qui êtes le seul dans le monde qui pouvez me soutenir, vous avez assez de charges !

Adieu, Salabert ; adieu, Séraphine ; adieu, Toute ; adieu, mes six chers petits enfants ! Hélas, puissé-je vous laisser un très joli petit bien, bien cultivé par mes soins, mon économie pour payer les gens de journée, des arbres, des fruits de toutes les espèces ! Adieu.


N° 119 Mme CHAUVITEAU
DESCRIPTION DE BARADA

1807

Quatre-vingt-deux cartetals de terre, une maison en ma­çonne, chambres hautes1, de soixante pieds de long, bâtie sur une éminence ; en sortant de la maison, on entre dans un parterre très bien dessiné. À l’un des côtés de la maison est un très grand jardin, plat comme la main ; aux deux côtés du jardin il y a deux pavillons : l’un est une chapelle, nous avons la permission d’y faire dire la messe ; l’autre est un pigeonnier. Après le jardin, est un grand en­clos, entouré d’une haie vive, planté en vigne, tout entouré d’arbres fruitiers. Cet enclos donne quatre à cinq barri­ques de vin. À l’autre côté de la maison de maître, est une fort jolie promenade de tilleuls, soutenue par une terrasse qui domine sur tous les environs et sur une partie de la ville de Condom. Au nord de la maison est la maison du métayer, attenant à une étable de douze bestiaux. À côté, sont deux écuries à mettre huit chevaux ; à côté, un pigeonnier pour les pigeons pattus ; une cour pour les cochons, les oies et les volailles…, un grand vivier en pierres de taille ; le tout en maçonne, couvert en tuiles. Le prix est de quarante-trois mille livres, vingt-trois comp­tant et vingt après la paix générale. On y fait du vin, du blé, des fèves et du gros millet. Il y a, attachés au bien deux bœufs, quatre vaches, trente brebis et un cheval. Voilà ce que nous avons acheté pour Solancine et Jua­nito. Je passe mon temps à jardiner, à faire des bas à mes petits-enfants et à élever des petits canards.

1. À la mansarde.


N° 120 JOSEPH CHAUVITEAU À SALABERT

Barada, 29 juin 1807­.

Celle-ci est pour vous dire, mon cher Salabert, que je vous ai écrit longuement par M. Vallée ; il est resté avec nous vingt-quatre jours, et paraît bien satisfait de notre hermitage. Il nous a fait beaucoup de promesses, je ne sais pas s’il les tiendra. M. de Belac, que vous connaissez, a profité d’une occasion de m’écrire pour acheter ma maison de la Guadeloupe.

Non, elle ne sera pas vendue. J’ai déjà six petits-en­fants, j’en aurai bientôt une douzaine ; il y en aura peut-être un qui ira dans ce pays-là et un autre à Barada. Adieu, mes chers enfants ; j’embrasse de tout mon cœur votre chère femme, vos chers enfants, ma fille, ses chers enfants, son mari, s’il est là. Ayant reçu de M. Des­noyers 27 000 livres, il n’a pas eu besoin d’aller à la Gua­deloupe. Vallée m’a dit lui avoir prêté 3 ou 4 000 dollars ; ainsi je ne vois pas pourquoi il irait à la Guadeloupe.

Je voudrais bien le savoir auprès de sa femme et de ses enfants, sur leur caférie ; ce serait pour moi et pour ma femme une grande tranquillité de le savoir avec notre pauvre fille et quelque certitude sur son sort futur. Adieu, Salabert. Que Dieu vous conserve ! et, surtout, beaucoup de prudence. I1 est plus difficile de conserver que d’amas­ser. Adieu, adieu, mes chers enfants ; nous disons à tout moment que nous regrettons de ne pas être sur deux ou trois carrés de terre, avec six nègres, auprès de nos enfants chéris


N° 121 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Barada, 7 octobre 1807.

Ma dernière lettre, mon cher Salabert, vous a été envoyée par Vallée, qui s’est embarqué à Bordeaux pour Saint-­Thomas, après avoir passé avec nous une quinzaine de jours ; il nous a fait un bien grand plaisir.

Depuis son départ, nous avons reçu vos lettres de mars et d’avril, qui nous ont tranquillisés sur l’état de ma pauvre fille. Vous nous dites que toute la famille jouit d’une par­faite santé ; c’est ce que je demande à Dieu tous les jours de ma vie ; en cela, mes prières sont exaucées. Séraphine a été incommodée ; d’après ce que vous me dites, j’ima­gine qu’elle est encore enceinte. Je désire beaucoup qu’elle nous donne une petite-fille ; en attendant, je l’embrasse bien tendrement et conserve toujours le désir de la voir à Barada avec ma fille et mes six petits-enfants.

Solange doit être auprès de vous dans ce moment.

Le pauvre malheureux paraît un peu fâché contre moi ; mais il connaît mon cœur et ma tendresse pour mes en­fants, et cela me rassure. Je voudrais et désirerais ne lui faire que du plaisir.

La lettre de change sur le Gouvernement n’est pas payée, et ne le sera pas non plus. Elle a été, comme on dit, mise à l’arriéré, ce qui veut dire refusée ; toutes celles qui viennent de Saint-Domingue ont le même sort.

Nous sommes toujours à Barada ; nous en sommes pro­priétaires, sans hypothèque. Nous avons pour voisins trois maisons où nous allons passer quelquefois la journée, et nous les réunissons quelquefois aussi. Nous nous occupons à jardiner. Notre récolte, cette année, a été de dix-sept barriques de vin et d’environ quatre-vingts quartels de grain. J’ai fait moi-même une barrique de vin blanc, que je vais laisser jusqu’à ce que vous veniez ; nous la boirons ensemble en famille. Celui que nous faisons à Barada passe pour un des meilleurs de la province. Si vous n’avez pas eu de nos lettres depuis deux mois, c’est parce que nous avons été très occupés à faire réparer la maison et à récolter. Toutes ces occupations ne m’ont pas empêchée de penser continuellement à vous, à ma fille, à mes six petits-enfants, que j’embrasse de tout mon cœur, ainsi que vous et ma chère Séraphine. Ne négligez pas, mon cher Salabert, de nous donner de vos nouvelles, et pensez quelquefois à votre mère.


N° 122 JOSEPH CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Barada, 27 octobre 1807.

Je ne peux, mon cher Salabert, vous dire rien de plus que ce que votre mère vous dit. Je m’occupe à embellir et à améliorer Barada par le transport des terres, fumiers et autres travaux utiles, etc. Cette année, la Providence n’a pas été ingrate pour mes travaux. que je prends avec plaisir, dès que c’est pour mes petits-enfants, que j’aime. Je pense toutes les heures à eux, et à vous, et à Séraphine, ma chère Séraphine. J’attends d’elle une petite fille ; après, assez, assez ; qu’elle vienne à Barada avec ses enfants, pendant que vous finirez vos affaires. Adieu, mon fils.

N° 123 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Bordeaux, 12 mai 1812.

Mon très cher fils, nous recevons aujourd’hui votre lettre du 23 novembre par M. Bleman, arrivé à Nantes. Nous voyons avec un extrême plaisir que vous et toute votre famille, vous jouissez d’une bonne santé.

Je suis très fâchée que vous n’ayez pas reçu toutes les lettres que nous vous avons écrites depuis la paix.

Nous vous avons déjà envoyé le nom de toutes les maisons solides de cette ville, etc. Adieu, mon cher Sala­bert. Nous vous avons écrit par un bâtiment russe, parti d’ici il y a six jours.


N° 124 JOSEPH CHAUVITEAU

Mon cher fils, mon cher ami, il y a deux heures que nous avons reçu vos lettres. Oui, chère et bien-aimée Séra­phine, que j’aime mille fois plus que ma vie, vous m’avez donné des descendants pour mille ans et plus1, qui vous ressembleront, femme estimable et respectable ! Embrassez mes chers et bien-aimés petits-enfants, votre chère famille, le sage et prudent M. Hernandez. Je n’ai point oublié les politesses et honnêtetés qu’il m’a faites. Non ; les Chau­viteau ne seront jamais ingrats.

1. Naissance de Francis.


N° 125 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Bordeaux, 31 mars 1812.

Il y a trois jours, mon cher Salabert, que nous avons reçu votre lettre du 15 octobre. Il est inutile de vous dire tout le plaisir que nous avons éprouvé d’apprendre de vos nouvelles, après en avoir été privés pendant sept mois.

Tant qu’à ma fille et à Solange, il y a plus d’un an que je n’ai eu de leurs nouvelles ; leurs lettres ont été perdues. Votre dernière me rassure sur leur santé.

Je ne puis que vous approuver, mon cher fils, du parti que vous prenez de conduire Séraphine dans son pays, puis­que le climat de Bristol nuit à sa santé.

Cela me fait pourtant de la peine ; il me semble qu’elle s’éloigne davantage de moi. Joignez à ce chagrin celui de vous savoir exposés à mille dangers. Enfin, mon cher Sala­bert, vous avez de la prudence et de l’expérience ; vous devez connaître les hommes, de quoi ils sont capables quand toutes les passions les agitent et les éloignent de la raison, sur laquelle nous devons régler toutes nos actions. Enfin, mon cher fils, épargnez-moi les inquiétudes que je vais avoir sur votre séjour dans ce pays, en me donnant de vos nouvelles. Je suis inquiète pour Solange et votre sœur. Vous ne m’en parlez pas ; j’ignore leurs projets et leur résolution. Je ne puis rien vous dire de positif sur le parti que nous prendrons ; mais il est très décidé que nous resterons ici encore un an. Nous avons eu le plaisir de voir le fils de M. J. Wolf. Nous l’avons reçu comme un proche parent, c’est-à-dire avec beaucoup de plaisir. Il n’est resté ici que deux jours ; il a dîné avec nous, et il est reparti le lendemain matin pour l’Italie. C’est un charmant jeune homme ; en le recevant, il m’a semblé recevoir mes petits-fils ; jugez si je l’ai embrassé de bon cœur.

Avant de partir pour la Havane, mon cher Salabert, pensez mûrement à ce que vous allez faire. Songez à votre femme, à vos enfants, à votre sœur, à votre frère, à vos neveux, à votre père, à votre mère. Que de larmes vous feriez verser si, par une démarche inconsidérée, vous alliez causer votre perte ! C’est beaucoup de perdre sa fortune ; mais c’est bien davantage de perdre la vie. Un père de famille n’est point à plaindre quand il a les moyens de donner de l’éducation à ses enfants, le seul bien qui soit à l’abri des événements de la vie. Vous direz peut-être « Ma pauvre mère radote » ; ce qui est écrit est écrit ; il faut que vous le lisiez. Vous en ferez ce que vous voudrez ; je ne puis m’empêcher de vous faire part de mes réflexions, de mes craintes et de mes chagrins. Nous ne sommes pas heureux ; mais nous pouvons être cent fois plus malheu­reux. Quand vous recevrez ma lettre, Séraphine nous aura sûrement donné une petite-fille de plus.

Sans y songer, je vous ai fait une longue lettre ; la raison est que l’hiver est passé et que j’écris plus à mon aise. Adieu, mon cher Salabert ; adieu, ma chère Séra­phine ; je vous embrasse tendrement ; j’embrasse mes dix petits-enfants.


N° 126 Mme CHAUVITEAU À SALABERT

Bordeaux, 12 juin 1812.

Je vois avec plaisir, mon cher Salabert, que vous avez reçu quelques-unes de nos lettres. J’ai à vous accuser ré­ception des vôtres des 15 octobre et 22 février.

Avec beaucoup de plaisir nous apprenons la naissance d’un petit-fils, et avec grand étonnement, la grossesse de Séraphine. Je crois pourtant que c’est une plaisanterie que vous nous faites ; si cela est, il sera le bien venu ; ce sera une habitation de plus qu’il faudra former à la Havane ; en attendant, n’y allez pas : c’est une prière que je vous fais, et non pas un conseil que je vous donne. Dans mes deux dernières, que je vous ai écrites le mois passé, et que peut-être vous ne recevrez pas, parce que les Anglais ont arrêté tous les bâtiments qui sont sortis de la rivière, je vous engageais très fortement, ainsi que Solange, à ne pas quitter le pays où vous êtes.

Je suis très fâchée, mon cher Salabert, de ne pouvoir vous envoyer les livres dont j’ai fait choix pour vos en­fants et ceux de votre sœur. Je ne sais à qui les confier ; J’avais espéré que M. Catalongne serait venu s’embarquer ici pour l’Amérique, comme il nous l’avait fait espérer. Il peut se faire que quelque capitaine américain de votre connaissance vienne à Bordeaux ; faites-le-moi savoir, en écrivant par eux, et dites-moi si je puis leur confier quel­que chose ; alors, je vous enverrai les livres pour les en­fants ;, recommandez à leurs maîtres de les entretenir dans les trois langues qu’ils savent déjà.

Adieu, mon cher Salabert ; adieu, ma chère Séraphine ; je vous embrasse tendrement, ainsi que ma petite famille, sans oublier Francis Évariste.


N° 127 JOSEPH CHAUVITEAU À SALABERT

Mon cher Salabert, je n’ai rien de plus à vous dire que ce que votre mère vous dit ; seulement, je suis en procès avec M. Audinet ; cela me chagrine beaucoup et me tracasse, moi qui lui écrivais pour lui demander comme me devant. Solange avait de l’esprit et du bon sens : voilà sa lettre ; c’est la faute de mon oncle Ch… si cette affaire n’est pas finie depuis longtemps. Envoyez-moi le compte, et tirez sur moi. Embrassez Séraphine et vos chers enfants pour moi ; ils augmentent mes douleurs quand je pense à leur perspective d’être nés dans ce siècle, ainsi que leurs père et mère.

N° 128 Mme CHAUVITEAU À SA FILLE Mme GUÉNET

Bordeaux, 12 juin 1812.

Enfin, ma chère fille, j’ai reçu deux lettres de vous ; je n’en avais pas eu depuis bien longtemps.

Je vois avec plaisir que toute ma famille jouit d’une bonne santé, et que, si vous êtes paresseux pour écrire, vous ne l’êtes pas pour perpétuer notre race.

Dans des temps moins malheureux, je serais enchantée de me voir grand’maman d’une nombreuse famille ; mais le présent est si malheureux et le temps à venir si effrayant, que je suis sans cesse dans les transes pour ma postérité. Tout ce que vous me dites de ma petite mérote m’en­chante et redouble l’envie que j’ai de la voir. Vous me faites bien plaisir de m’entretenir d’eux et de leurs agré­ments toutes les fois que vous m’écrivez.

Je partage bien sincèrement les chagrins des cousins et cousines Bourdel ; il faut avouer que nous sommes sujets, dans ce monde, à bien des calamités ; je leur écris par cette occasion.

J’ai enfin reçu la petite pelote de ma petite Solancine ; je commençais à croire qu’elle était perdue.

Je ne serai pas, ma chère Toute, à vos couches. Hélas, nous ne faisons pas de projets, nous attendons ; je ne sais quoi. Nous ne sommes pas encore payés des quinze mille livres que le Gouvernement nous doit et nous ne savons pas même si jamais nous le serons ; nous n’entendons pas parler de la Guadeloupe. Il y a un temps infini que nous n’avons pas de lettres de ce pays, j’ai écrit plusieurs let­tres depuis la prise de ce pays ; je ne reçois pas de ré­ponse. Je vous avais annoncé un petit paquet pour ma mérote ; le monsieur sur qui je comptais n’a pas voulu s’en charger. J’en suis à présent fort aise, car on dit qu’il a été pris par les Anglais, en sortant de la rivière.


N° 129 Mme CHAUVITEAU À SOLANGE

Je vois avec plaisir, mon cher Solange, que vous ne m’avez pas oubliée, et que, si vous n’avez pas le temps de m’écrire, vous ne laissez pas de travailler à l’augmen­tation de notre postérité. Je crois que vous et Salabert avez le projet de former un nouvel État aux États-Unis ; car il m’annonce, dans la même lettre, l’accouchement de sa femme et sa nouvelle grossesse, - ré toutes nos peines, nous nous réjouissons de nous voir un jour entourés de toute cette petite famille. Adieu, mon cher Solange ; adieu, mes chers enfants ; écrivez-moi plus souvent. Votre père se porte bien, il vous embrasse et se glorifie d’avoir dix petits-enfants ; il dit à tout le monde qu’il en aura vingt, et a l’air d’être enchanté de cela. Je ne vois pas comme lui ; cela me donne du souci pour vous et pour eux.

N° 130 JOSEPH CHAUVITEAU À SA FILLE

Ma femme, votre mère, ma chère et bien-aimée Toute, ne me laisse pas de place dans sa lettre pour vous écrire ; mais, ma chère fille, vous êtes et vous n’avez jamais sorti de mon cœur, vous et votre cher mari, par la raison que dans sa peine et sa misère, il vous rend heureuse. Hélas, un père de cinq à six enfants, dans sa position ! Conso­lez-le, ma chère fille. Je vous embrasse tous, ma chère Toute, mes chers petits-enfants.

N° 131 Mme CHAUVITEAU À SÉRAPHINE

Bordeaux, 9 novembre 1812.

Je viens d’apprendre, ma chère Séraphine, que vous étiez encore à Bristol. On nous avait dit que vous étiez partie avec votre mari ; vous irez sûrement le rejoindre, et vous ferez bien. Veillez, ma chère Séraphine, à sa conservation : c’est le seul fils qui me reste ; vous êtes mère, vous pouvez juger combien il m’est cher. Si So­lange et sa famille y vont aussi, j’aurai tout ce qui m’est cher dans un pays plein de dangers pour eux ; je serai même privée de recevoir de leurs nouvelles. C’est sur vous, ma chère fille, que je me fie pour les sauver, si malheureusement ils se trouvaient en danger. Je vais être sans cesse dans les alarmes ; ayez pitié de moi, donnez moi de leurs nouvelles ; ne souffrez pas qu’ils écrivent, si cela peut les compromettre. Je suis désespérée que les cir­constances me privent du bonheur de vous embrasser. Tout nous abandonne, tout nous est contraire, jusqu’à l’espérance, seule consolation des malheureux. Je me flatte que vous serez encore à Bristol quand ma lettre arrivera. Écrivez-nous avant votre départ, et donnez-nous des nou­velles de toute votre petite famille. Je les embrasse de tout mon cœur.

N° 132 JOSEPH CHAUVITEAU

Vous savez, ma chère Séraphine, l’amitié sincère que j’ai toujours eue pour vous, d’après la connaissance de votre caractère et de vos vertus.

Je vous embrasse, ma chère fille, ainsi que mes chers petits-enfants ; je vous charge d’embrasser votre mari. Hélas, hélas, comme dit ma femme, votre mère, l’espoir nous abandonne l Mon Dieu ! je ne reverrai donc jamais ma chère et bien-aimée famille ! Adieu.


N° 133 JOSEPH CHAUVITEAU À SALABERT

Bordeaux, 17 décembre 1812.

Mon cher Salabert, ma chère Séraphine, je ne sais où vous êtes et vos chers enfants ! Hélas, je voudrais bien être où sont mes intérêts ! Si vous avez des occasions, où vous êtes, d’écrire à M. Duc, et de lui dire que je n’ai pas été payé de toutes les lettres de change qu’il m’a envoyées (et je ne le serai jamais) ;… mais j’ai vu dans un ou deux articles de la Capitulation que l’on payait les colons sur les propriétés des propriétaires qui ne sont pas dans la colo­nie. Je meurs d’envie d’y retourner ; plus je deviens vieux, plus je désire d’y aller mourir et de vous embrasser vous, votre chère et respectable femme et mes six chers petits­ enfants. Adieu, Salabert ; tous mes vœux sont pour votre conservation

N° 134 Mme CHAUVITEAU À SÉRAPHINE

Bordeaux, 22 décembre 1812.

Je profite de la bonne occasion de M. Catalougne, ma chère Séraphine, pour me rappeler à votre souvenir, et vous demander de vos nouvelles, et de celles de votre mari et de votre petite famille. Je pense que vous avez passé l’hiver à Bristol, et que M. Catalougne vous y trou­vera encore. Je vous réitère, ma chère Séraphine, mes prières ; c’est sur vous que je me fie pour veiller à la conservation de mes enfants. N’épargnez pas, je vous en prie, vos soins pour les mettre à l’abri, s’il y avait du danger pour eux. Donnez-nous de vos nouvelles, quand vous serez à la Havane. Je vais avoir bien des inquié­tudes. Il n’y a que vos lettres qui pourront me rassurer. Adieu, ma chère Séraphine, je vous embrasse tendrement, ainsi que mes petits-enfants, particulièrement ma petite Séraphine, qu’on me dit être bien jolie. Je vous assure que j’ai bien envie de vous voir, et toute notre petite famille.

N° 135 Mme CHAUVITEAU À SON FILS

13 avril 1814.

Vous allez être bien surpris, mon cher fils, des bonnes nouvelles que nous avons à vous annoncer. Nous ne som­mes plus sujets de Bonaparte. Depuis le 12 mars, nous avons le bonheur de posséder dans notre ville le duc d’Angoulême, fils du comte d’Artois, l’époux de la fille de l’infortuné Louis XVI, que nous avons toujours con­sidéré comme un saint. Votre père ne se possède pas de contentement. Je n’entreprendrai pas de vous dire toute la joie que nous avons éprouvée de ce changement. Il faudrait faire un volume pour vous raconter tout ce que nous avons vu. Nous vous envoyons le récit de tout ce qui s’est passé à Paris à l’entrée des puissances coalisées. Vous verrez que l’on fait un sort à Bonaparte qu’il ne mérite pas. On a voulu suivre les préceptes de notre reli­gion : Il ne faut pas vouloir la mort du pécheur ; il faut rendre le bien pour le mal. Il en a fait beaucoup ; nous lui pardonnons celui qu’il a fait à notre famille, puisque cela nous a amené les Bourbons sur le trône. Je vous écris sans savoir comment vous faire parvenir notre lettre ; nous allons tenter la voie de Londres. Il y a bien long­temps, mon cher Salabert, que nous n’avons pas eu de vos nouvelles ; j’espère que nous pourrons à présent com­muniquer sans danger, et que nos lettres ne seront plus envoyées à Paris pour être lues par des gens qui ne savent pas ce que c’est que de priver une mère des nou­velles de ses enfants.

Je puis à présent, mon cher fils, vous engager à venir en France et à amener votre famille, ce que je n’aurais pas fait il y a trois mois. Vous ne pouvez pas vous faire une idée de toutes les tyrannies que le peuple français a essuyées sous le règne de ce méchant homme. Ne m’ôtez donc pas, mon cher fils, l’espoir de vous voir et de con­naître ma bru et mes petits-enfants. Il y a un mois que nous avons reçu une lettre de votre sœur ; elle avait quatre mois de date. Je l’engage à venir sitôt qu’elle pourra se mettre en mer sans danger d’être prise et reprise. J’ai dans l’idée qu’il viendra de la Havane des bâtiments an­glais en droiture pour Bordeaux. Si je ne me trompe pas, que vous ayez une bonne occasion, envoyez-moi un baril de café et une caisse de sucre pour nous régaler ; nous en sommes privés depuis six ans, étant trop cher pour en user. Adieu, mon cher fils ; je vous embrasse tendre­ment, ainsi que Séraphine et mes petits-enfants. Votre père se porte bien ; il est si content du changement heu­reux qui nous a amené un Bourbon et la paix générale, qu’il dit qu’il veut que l’un de ses petits-enfants soit au service des Bourbons, et l’autre à celui du roi d’Espagne. Recommandez à ceux qui leur enseignent à lire de bien prononcer les r.


N° 136 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

11 Juin 1814.

Enfin, mon cher Salabert, vous ne direz pas que nous vous négligeons ; voici la troisième lettre que je vous écris depuis le 12 mars, jour heureux, à jamais mémorable, jour de l’entrée des Bourbons en France. Je vous le ré­pète, dans le cas que vous n’ayez pas reçu nos lettres. Bonaparte est descendu du trône au grand contentement de tout le monde ; il faut avoir le cœur corrompu pour regretter son affreux règne. Nous pouvons maintenant vous engager à venir en France ; nous avons à présent l’espoir d’embrasser Séraphine et nos petits-enfants. Écrivez-nous, dites-nous si nous pouvons espérer d’avoir ce bonheur.

On parle beaucoup de la paix entre l’Amérique et l’An­gleterre, nous la désirons vivement pour le bonheur de l’humanité. Je crois que cette guerre fait beaucoup de tort aux affaires de Solange, qui a une famille nombreuse à élever et à établir. Je pense, mon cher Salabert, que nous n’avons pas besoin de vous engager à veiller à ses intérêts à la Havane. On dit que les denrées valent un bon prix dans les colonies ; vous devez faire de belles récoltes. Nous le souhaitons de tout notre cœur, car on n’est jamais riche quand on a des enfants à élever, et qu’on veut leur donner une éducation soignée ; c’est une facilité que l’on a ici plus que partout ailleurs, à cause de la quantité de maîtres de toute espèce que l’on a ; quand vous viendrez, vous verrez cela vous-même et vous en jugerez.

Il faut, mes chers enfants, que je vous quitte pour laisser place à votre père, qui veut vous écrire quelques lignes. Adieu ; je vous embrasse tous un million de fois.


N° 137 JOSEPH CHAUVITEAU

Hélas ! mon cher Salabert, mon cher fils unique du nom de Chauviteau, je ne suis pas mort encore ! À la Guadeloupe, on le croit ou on le désire ; c’est la même chose. Votre mère vous en dit autant et plus que je ne pourrais vous dire ; surtout, venez faire voir la France à Séraphine et à vos chers enfants. Je mourrai content si Dieu l’ordonne. Adieu. Je vous envoie la Constitution, présent de l’envoyé du ciel, dont une partie des Français ne sont pas dignes.

N° 138 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

23 juin 1814.

Je profite, mon cher Salabert, de l’occasion d’un Espa­gnol qui part pour Cadix, et de là pour laHavane pour vous donner de nos nouvelles. Nous nous portons bien, et nous serions

Passablement heureux, si nous n’étions pas des années entières sans entendre parler de vous ce qui fait travailler notre imagination, qui nous représente mille choses plus affligeantes les unes que les autres ; nous n’en recevons guère plus de votre sœur ; nous en reçûmes une le 2 Juin, il y avait dix-huit mois que nous n’en avions reçu.

Votre père vous a envoyé quelques papiers-nouvelles, entre autres le Traité de paix. Vous devez savoir main­tenant l’heureux changement arrivé en France ; toute l’Eu­rope se réjouit de la chute du tyran, qui a voulu trop s’élever ; la tête lui a tourné, et du faîte de son élévation il est tombé dans la poussière ; il ne lui reste plus de sa grandeur que le ressouvenir et les remords.


N° 139 Mme CHAUVITEAU À SOLANGE

Bordeaux, 22 juin 1814.

Je vous ai écrit il y a peu de jours, mon citer Solange ; votre oncle s’occupe de votre lettre, etc… Il y avait bien longtemps, mes chers enfants, que nous étions privés de vos nouvelles ; il est inutile de vous dire tout le plaisir que nous a fait votre lettre et que toute la famille soit en bonne santé. Nous vous avons déjà fait part des heureux événe­ments arrivés en France ; je vous les répète……

La France a besoin de calmant, après l’état d’agitation et de violence où le tyran la tenait depuis dix ans ; il a fait bien du mal aux hommes ; il nous emporte 14.000 francs des loyers de la Préfecture. Nous n’avons, pas plus que vous, des nouvelles de la Guadeloupe. Il y a quatre ans que nous n’en avons reçu. Votre oncle envoie à Salabert le Traité de paix ; quand il l’aura lu, il vous l’enverra. Nous avons à présent l’espoir de vous voir tous en France ; mais je ne vous engage pas encore à venir, car il. y a encore de l’agitation, que le temps et la sagesse du monarque calmeront. On parle beaucoup ici de la paix entre l’Angleterre et l’Amérique. Je la désire de tout mon cœur : pour vous autres d’abord, puis pour l’humanité. Adieu, mes très chers enfants ; nous vous embrassons……


N° 140 JOSEPH CHAUVITEAU

Non ! je peux encore être un soldat, et j’irai mourir pour les augustes et bien-aimés Bourbons. Si j’ai eu la lâcheté de vivre sept ans sous ce cannibale de B…, vous en savez les raisons. Dieu m’a puni : ce faussaire ne m’a pas payé. Adieu. Venez avec Salabert, et Séraphine, et ces douze chers et bien-aimés enfants, que je meure content. Adieu.

Votre père vous envoie ceci, fort applaudi à la représen­tation de Gaston et Bayard, de De Belloi (Mémorial bordelais) :

Ah ! qui versa des pleurs tremble d’en faire couler ;
Et plus on a souffert, mieux on sait consoler.
Louis, dans le reflux d’une cour orageuse,
Vit le sort opprimer son âme courageuse ;

Il pleura près du trône où l’appelait son sang ;
Il parvint aux vertus comme au suprême rang,
Par une route, hélas ! aux rois, trop peu commune,
Par cet heureux sentier de l’utile infortune,
Son cœur, qui le connut, est plus tendre à sa voix !

Un sentiment dont s’honorent tous les bons Francais a fait également applaudir, avec enthousiasme, les vers sui­vants :

Les cœurs des citoyens sont bien dus aux guerriers.

Français, qui prodiguez votre sang pour vos rois,
Vous méritez un roi qui sache en être avare.
Il défend les États qu’il tient de ses aïeux ;
Mais il est né trop grand pour être ambitieux !


N° 141 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Bordeaux, 6 octobre 1814.

Nous avons le plaisir, mon cher Salabert, de vous annoncer l’arrivée de M. Camino. Vous voyez que sa longue traversée a dû nous causer de l’inquiétude. Mais ce qui nous afflige le plus, c’est l’état de votre pays. Séraphine nous apprend qu’il y a eu du trouble ; nous en sommes affligés et point surpris, d’après ce qui se passe en Espagne.

M. Joseph Boscq charge en ce moment un bâtiment pour la Havane, à votre adresse. Peut-être y verrez-vous arriver votre père ; il s’est mis dans la tête d’aller passer un mois avec vous ; de là passer à New-York embrasser vos enfants ; de là, à Providence, voir ses enfants ; ensuite, à la Gua­deloupe pour ses affaires. Je combats son projet et ferai mon possible pour l’en détourner.

Il croit être toujours jeune, il oublie qu’il a soixante-dix années ; enfin, mon cher fils, j’ai toujours les yeux ouverts sur la Havane et sur la Providence ! Si jamais vous et Solange venez en France, que je sois morte ou vivante, adressez-vous à la personne que je vous désigne ; si vous vouliez acheter un bien, fiez-vous à lui pour tout : il vous servira autant par amitié que par honneur. La France est tranquille et marche à grands pas vers le bonheur et la prospérité ; si les personnes qui sont chez vous disent qu’il y a des mécontents, ne vous en alarmez pas : ce sont des gens qui ont été frustrés à la chute de Bonaparte, tels que les rats de cave, qui vivaient en pays conquis, et beaucoup de gens à la solde du gouvernement, qui rentrent en France sans moyens. On dit qu’il y en a deux cent mille ; ils se taisent à mesure qu’on les place. Notre bon roi fait tout son possible pour contenter tout le monde, même ceux qui lui ont causé tant de chagrins. Tranquillisez-vous donc, mes chers enfants, sur notre sort ; ne pensez qu’à vous et à vos enfants, assurez-leur un sort en achetant un bien en France. Ils ne rendent pas beaucoup, mais c’est de toute solidité. J’écrirai à Séraphine par la Part qui doit partir dans dix jours. J’enverrai à ma petite Séraphine, une jolie poupée ; je lui en avais envoyé une par M. Catalougne, ainsi que des petits mouchoirs, qui ont été pris par les Anglais. Donnez-nous des nouvelles de votre pauvre sœur ; je les vois dans les horreurs de la guerre, j’en suis bien affligée. Que Dieu les conserve et les garantisse de tout malheur ! Adieu, mes très chers enfants. Je vous embrasse.

J’enverrai à ma petite-fille, avec la poupée, des estampes et quelques critiques sur le Grand Homme, que vous lirez quand vous n’aurez rien de mieux à faire. J’ai reçu, par M. Peccarrere cinq pots de confitures et deux petites caisses contenant de la moussage, qui m’ont fait bien plaisir.

Votre père vous embrasse ; il est toujours le même ; mal­gré ses privations, il dit qu’il est le plus riche de France.


N° 142 Mme CHAUVITEAU À SÉRAPHINE

Bordeaux, 14 octobre 1814.

Nous avons reçu votre lettre par M. Camino, ma chère Séraphine ; nous voyons avec un extrême chagrin que vous n’êtes pas tranquilles à la Havane, et, malheureusement, il y a beaucoup d’apparence que votre pays ne le sera pas de longtemps. J’ai toujours désiré de vous voir en France, et plus à présent que jamais ; les communications sont libres, on peut choisir un bâtiment commode et partir dans une saison où il n’y a point de danger sur mer ; je vous assure, ma chère Séraphine, que nous vous désirons beau­coup, mais nous serions très fâchés de devoir ce plaisir à un malheur ; tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il y a du trouble en Espagne et que nous craignons beaucoup que cela gagne la Havane.

Vous nous demandez, ma chère Séraphine, notre béné­diction ; hélas, ma chère amie, je ne me mets jamais au lit que je ne l’aie donnée à tous mes enfants, et ne cesse de demander à Dieu la sienne, et de les préserver de tout mal et les sauver de tout danger ! Voilà ma prière de tous les jours ; à neuf heures et demie du soir, mes enfants peuvent dire : Maman est à prier Dieu pour nous. Nous avons reçu, par M. Bourdel, qui est arrivé à Paris, des nouvelles satisfaisantes de vos enfants, les aînés. Nous voyons avec plaisir, par ce que vous nous avez envoyé, qu’ils font des progrès. Quand vous écrirez à leur maître, recommandez-lui surtout de leur former un bon caractère et un bon cœur ; je vous envoie la morale en actions, c’est un livre qui convient à leur âge et très propre à inspirer de bons sentiments aux enfants. Entretenez, ma chère Séraphine, l’union entre vos enfants : c’est une grande jouissance pour un père et une mère de voir régner l’union dans leur famille. Accoutumez-les de bonne heure à avoir des complaisances les uns pour les autres. Adieu, ma chère Séraphine ; je vous embrasse……

Faites en sorte, ma chère Séraphine, de nous écrire en français ; tant mal que vous écriviez, je vous comprendrai toujours mieux qu’en espagnol. Nous sommes obligés d’avoir recours à des étrangers, pour la traduction, ce qui répugne beaucoup à notre cœur.


N° 143 Mme CHAUVITEAU À SALABERT

Bordeaux, 16 décembre 1814.

C’est par  l’Australien, mon cher Salabert, que je vous écris. Je suis, on ne peut plus affligée, d’apprendre que vous n’ayez pas reçu toutes les lettres que je vous ai écrites depuis le 12 mars, jour où le duc d’Angoulême est entré à Bordeaux. Votre père vous a envoyé le traité de paix, ainsi que la Constitution ; je suis très fâchée que ces deux pièces soient perdues. Je vous donnais quelques détails sur la position de la France ; je voudrais bien que tous les nôtres fussent ici. La France est tranquille, et comment ne le serait-elle pas ? nous avons un bon Roi qui fait tous les sacrifices possibles pour faire le bonheur des Français. M. Peccarerre, qui part sur  l’Australien, vous donnera des détails ; je l’ai prié de le faire. Le petit Poey a dîné hier avec nous et M. Camino ; il est dom­mage qu’il ne soit pas resté trois ans de plus ; on dit qu’il a beaucoup de dispositions à être un fort joli sujet. Je ne l’ai pas embrassé sans attendrissement, croyant em­brasser un des vôtres. Saint-Julien m’a aussi parlé d’eux dans la lettre qu’il nous écrit ; il me dit que ce sont de bons petits enfants qui promettent beaucoup. Je vois avec un plaisir infini, mon cher Salabert, que vous avez le projet de les faire passer ici. Que de bonheur vous nous donneriez, si vous veniez avec eux ! Je suis assurée que vous ne balanceriez pas un instant à vous fixer par ici et une partie de votre fortune. Quand on n’a pas eu de jouis­sances dans sa jeunesse, qu’on l’a passée à travailler à se faire un sort, comme vous l’avez fait, on doit se ménager quelques petites jouissances dans sa vieillesse et jouir tranquillement du fruit de ses travaux, ce que vous pouvez faire ici mieux que partout ailleurs. Quant à l’éducation des en­fants, on peut choisir ; on a des collèges par toute la France, des pensionnats, des instituteurs si on veut les avoir chez soi ; dans les collèges, il y en a de bons ; il s’agit de faire un choix que vous ferez vous-même, car je m’imagine que vous viendrez avec eux et que vous ne vous fierez à personne pour les conduire. Vous me demandez, mon cher fils, ce que nous comptons faire. Hélas ! où aller ? Mon parti est pris c’est de mourir où je vis. Si votre père voulait aller dans n’importe quel pays, où je ne vois que misère et déso­lation, je serais au désespoir. Nous jouissons d’une par­faite tranquillité ; nous avons un bon Roi qui protège les lois, qui veut le bonheur de ses sujets ; que peut-on sou­haiter après ce que nous avons vu de ce méchant, qui ne sait faire que des manchots et des jambes de bois ? Il vient d’arriver à la Rochelle un bâtiment parlementaire de New-York, chargé de Français qui fuient ce pauvre pays ; un autre, à Nantes, aussi avec des Francais ; et pas un mot de Solange, de ma pauvre fille, de vos en­fants ; je suis désolée. M. Maisonselle, que vous avez connu dans votre enfance à Wrentham vient d’arriver de la Guadeloupe avec sa famille ; il nous a peint le pays, de manière à dégoûter ceux qui auraient envie d’y aller.

Votre neveu vous remettra un petit paquet contenant trois livres propres à l’éducation de vos enfants et un rouleau de pastilles d’ipéca ; on les prend pour les rhu­mes, pour les glaires ; c’est excellent pour les enfants.

Adieu, mon cher fils ; nous vous embrassons, Séraphine, notre petite-fille, qu’on dit être charmante, et tous nos petits-fils. Je prie Dieu pour leur conservation à tous

Votre père vous embrasse et vous dit qu’il ne sait pas écrire, quand il ne peut pas dire ce qu’il pense ; il vous écrira, après le congrès de Vienne, à ce qu’il dit.


N° 144 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Bordeaux, 30 décembre 1814.

Je profite de l’occasion, mon cher Salabert, pour vous donner de nos nouvelles ; nous jouissons d’une bonne santé, c’est beaucoup ; mais cela ne rend pas plus heu­reux. L’éloignement de ma famille me tourmente ; les dangers que court ma fille, dans ce moment, ne me lais­sent pas de repos ; j’y songe jour et nuit ; donnez-nous de ses nouvelles si vous en avez.

Nous avons reçu votre ami M. Camino du mieux qu’il nous a été possible ; nous causons tous les jours de vous, de Séraphine, des enfants et de tout ce qui vous concerne. Je finis toujours par dire : Je voudrais bien qu’ils fussent ici. Nous jouissons de la tranquillité, bien inappréciable ; d’après ce que l’on nous dit, nous voyons que vos affaires ne vous permettent pas de quitter la Havane, du moins pas de sitôt. Mettez, mon cher fils, des bornes à votre ambition ; la fortune a ses caprices, elle nous abandonne au moment où l’on croit être le plus favorisé ; faites vos affaires, de manière à parer à tous les événements mal­heureux. Les nouvelles d’Espagne ne sont pas tranquilli­santes ; celles des États-Unis sont affligeantes. Ma pauvre fille, vos enfants ne nous sortent pas de la pensée.

Je souhaite que vous puissiez continuer à faire des affaires ici ; c’est une grande satisfaction pour moi de voir des per­sonnes qui vous connaissent, et qui peuvent répondre à toutes les questions que nous leur faisons.. Je songe souvent qu’il y a quatorze ans que je ne vous ai pas vu et dix que je n’ai pas vu votre sœur ; c’est n’avoir point d’enfants. Votre père jouit d’une santé parfaite ; il vous embrasse, il ne vous écrit pas, je ne sais pourquoi ; il dit toujours qu’il veut mourir.

Adieu, mon cher fils ; je vous embrasse. Je vous aime toujours, je désire ardemment de vous voir, je fais des vœux pour votre conservation.

D’après un décret du roi d’Espagne qui défend l’entrée des étrangers dans les colonies espagnoles, le bâtiment doit toucher à la Guadeloupe pour prendre, comme on dit, l’angle. Il peut se faire que ce bâtiment n’aille point à la Havane.

Je vous dirai, sous le secret, que votre père est fâché contre vous de ce que vous lui dites, au haut de votre lettre : Monsieur Chauviteau.


CONTENU DES TROIS CAISSES ENVOYEES PAR LE CAPITAINE W.

N°1, contenant 12 bouteilles liqueur.
N°2, contenant 3 poupées,
3 bérets,
3 livres de prières,
1 livre de prières pour Ferdinand,
2 livres d’éducation,
1 bourse brodée,
2 pelotes,
2 bonbonnières pour les enfants,
des estampes, des caricatures pour amuser les en­fants.
N°3, contenant 4 livres tabac, 1 bouteille, idem,
6 bouteilles liqueur fortifiante,
1 sac châtaignes. Je désire que vous les receviez bonnes.

N° 145 Mme CHAUVITEAU À SÉRAPHINE

Bordeaux, 2 janvier 1815.

Nous avons reçu votre lettre du 26 octobre, ma chère Séraphine ; il est inutile de vous dire tout le plaisir qu’elle nous a fait. Vous connaissez notre tendresse pour nos enfants… Vous espérez, ma chère Séraphine, nous pré­senter nos aimables petits-enfants ; nous aussi l’espérons, et nos désirs sont bien plus grands que nos espérances.

Quand nous vous engagions à venir, nous entendions que votre mari vous accompagne ; nous ne serions pas heureux, s’il manquait quelque chose à votre bonheur ; nous savons combien vous lui êtes attachée : c’est la seule chose qui nous console d’être séparés de lui. Faites, ma chère fille, son bonheur, et soyez sûre que vous ferez le nôtre.

Nous n’avons pas eu d’autres nouvelles de vos enfants de New-York, pas plus que de nos enfants de Rhode ­Island ; cette privation me rend malheureuse. Ne soyez pas étonnée, si votre papa ne vous écrit pas : les mains lui tremblent, je suis obligée d’être son secrétaire ; il vous aime toujours, parle toujours de vous et désire beaucoup vous revoir ; il vous souhaite ainsi que moi, tout ce que l’on souhaite à quelqu’un que l’on aime de tout son cœur de la santé et toute sorte de bonheur et de prospérité. Adieu, ma chère Séraphine, je vous embrasse, ainsi que mes petits-enfants.


N° 146 JOSEPH CHAUVITEAU

Ma chère Séraphine, vous vous plaignez que je ne vous aie pas écrit et que je vous néglige. Hélas ! j’ai donc bien des torts de négliger une fille, qui m’est aussi chère, plus par ses belles qualités, sa respectabilité, hélas ! et de me faire revivre ! Ses enfants auront une partie des vertus et des sensibles qualités de leur chère mère. Je vous ai écrit ainsi qu’à votre cher mari, chacun une grande lettre, à l’entrée de Louis le Désiré à Paris. Depuis, j’en ai reçu deux de votre mari, dont l’une commence : « Mon cher papa et ma chère maman » ; l’autre : « Mes chers parents », et une du 9 juillet, qui commence : « Monsieur Joseph Chauviteau, en toutes lettres ; depuis, je ne sais comment lui écrire, com­ment commencer ma lettre ; faites-lui mes excuses. Em­brassez-le pour moi et mes chers petits-enfants. Sortant de vous, chère Séraphine, ils seront dignes de leur grand père au quatrième degré, Jean-Joseph Chauviteau, colonel des milices dans le Poitou, du temps de Louis XIV, qualifié de respectable et honorable, j’ai la preuve en parchemin. Adieu, chère et bien-aimée et respectable Séraphine ; votre père, si l’on vous dit qu’il a des défauts, au moins, il a cette qualité d’aimer ce qui est aimable, et de respecter ce qui est respectable. Adieu, adieu.

N° 147 Mme CHAUVITEAU À SON FILS

Bordeaux, 18 janvier 1815.

Nous vous avons déjà accusé réception de votre lettre du 20 novembre ; nous voyons avec chagrin, que vous ne pouvez pas faire le voyage de France, du moins sitôt que nous le désirons. Nous désirons vous voir et vous dire des choses qui ne peuvent s’écrire ; mais ce que nous pou­vons vous écrire, sans crainte de vous donner un mau­vais conseil, c’est de placer ici quelques fonds en terre. Imaginez-vous bien que nos personnes sont en France, et que notre esprit est toujours à la Havane et à la Pro­vidence. Nous avons toujours les yeux sur ces douze petites créatures ; elles font le sujet de notre conversation, le soir, auprès du feu. Je suis toujours en transes, quand je pense que vous et Solange êtes mortels. Un père se doit tout entier à ses enfants : plus il en a, plus il a de devoirs à remplir ; il faut donc vivre pour eux, et pour vivre, il faut ménager sa santé, quand on a le bonheur de l’avoir bonne ; il faut travailler, mais non pas, jusqu’à la fatigue, et être très sobre dans tous ses goûts ; user de tout, mais avec modération. C’est assez, je crois, vous prêcher sur la conservation de la santé. Je me repose sur Séraphine pour vous rappeler mon sermon, si vous l’ou­bliez. Vous nous dites qu’elle est encore enceinte ; combien donc en voulez-vous avoir ? Il vous faut donc établir une habitation de plus.

Nous avons appris avec beaucoup de peine, que M. Her­nandez était toujours malade. Nous voyons avec chagrin, que ce sera un grand obstacle à votre voyage.

Nous attendons avec impatience l’arrivée du bâtiment la Séraphine, le nom nous fait soupçonner que vous l’avez acquis.

Nous sommes inquiets sur le sort de la Paz et de l’Aus­tralien ; vous apprendriez par eux, que la France actuelle­ment est la partie de l’Europe la plus tranquille, quoi­qu’il y ait beaucoup de gens qui vous disent que tout cela finira par la guerre. La guerre est dans leur tête et ’dans leur cœur, ils sont fâchés que la paix soit venue avant d’avoir fait fortune. Car, il faut vous dire, que sous Bona­parte, il n’y avait pas d’autre état, d’autre métier, que relui de la guerre. Le Gouvernant ne voulait pas laisser à la nation d’autre ressource ; il fallait que tout fût mili­taire, jusqu’aux enfants dans les collèges. Ne craignez donc pas, que la paix ne dure pas : nous avons un Roi, comme il les faut, pour le bonheur des peuples. Il est prudent, juste, a un bon cœur, de bonnes intentions, une tête bien orga­nisée et une connaissance parfaite des hommes. Il n’a pas voulu connaître de coupables, crainte, sans doute, d’en trouver trop.

Votre père et moi avons en lui une confiance sans bornes ; nous trouvons bien tout ce qu’il fait, étant per­suadés qu’il fait pour le mieux. S’il eût agi différemment, il eût mis la guerre civile en France ; alors son retour n’eût pas été un bonheur ; la France eût été partagée ; mais avant ce partage, que d’horreurs, que de déchirements nous eussions éprouvés ; c’est assez vous entretenir de toutes ces choses-là.

Donnez-nous donc des nouvelles de votre pauvre sœur et de toute sa famille ; nous leur avons écrit hier, et les engageons à vous donner Solancine et Antoine ; si vous veniez vous-même accompagner les vôtres, je ne voudrais pas qu’ils confiassent Solancine à d’autres qu’à vous.

Nous embrassons notre chère Séraphine ; vous pouvez envoyer du sucre à votre père, car il le mange comme du pain ; il se dédommage d’en avoir été privé pendant neuf ou dix ans. Adieu, mon cher Salabert ; je vous em­brasse, ainsi que nos petits-enfants.


N° 148 JOSEPH CHAUVITEAU

Votre mère vient de me lire dans mon lit sa lettre, qui m’a fait verser des larmes. Je veux vous écrire pour vous dire que ma maladie n’est rien : c’est un rhume ; dans deux ou trois jours, avec de la prudence, cela ne sera rien. De la prudence, j’ai le droit de te dire cela : Aurais-tu cent ans d’âge, j’en aurais cent trente. Adieu, mon fils ; adieu, chère et bien-aimée Séraphine ; adieu, chers et bien­aimés petits-enfants. Voyez à la poste, vous devez avoir au moins douze lettres de nous.

Consulte ta respectable femme en tout, et le bon, et respectable, et très solide M. Jacques Boscq, négociant à Bordeaux. La plus petite de ses qualités est d’avoir deux millions de biens, une seconde Séraphine, et neuf enfants.


N° 149 Mme CHAUVITEAU À SÉRAPHINE

Bordeaux, 10 février 1815.

Je vous dois une réponse, ma chère Séraphine. Une maladie survenue à votre père, à qui il m’a fallu donner mes soins, m’a privée de répondre à votre lettre obli­geante. Votre père va mieux, mais il a de la peine à reprendre ses forces. J’espère que le retour de la belle saison qui s’approche, le rétablira tout à fait. Mme B… vous a peint bien faiblement le désir que nous avons de voir toute notre famille réunie ici. Vous êtes mère ; par conséquent, vous savez combien père et mère sont ingé­nieux à se tourmenter sur le sort de leurs enfants. Pour le bonheur de nos petits-enfants, nous désirerions voir une partie de la fortune de votre mari placée ici en terre. Vous pourriez alors dire : Le sort de mes enfants est assuré. Enfin, ma chère Séraphine, ce sont les désirs et les con­seils d’une mère qui aime tendrement ses enfants. Ce n’est pas le seul désir de vous voir tous autour de nous qui me fait vous donner ces conseils ; mais c’est parce que je crois que vous ne pouvez mieux faire pour l’avenir de vos enfants.

Vous nous dites, ma chère Séraphine, que ma petite­fille voulait partir ! Que nous aurions de plaisir à la recevoir, s’il était possible de nous l’envoyer dans une petite boîte avec du coton ; enfin nous ne perdons pas espoir de vous voir avec tous vos petits poulets et ma fille avec les siens. En attendant ce jour heureux, je vous embrasse ainsi que tous vos petits enfants.

Ouvrez vous-même le panier, vous y trouverez des gazettes. Votre père vous prie de lui envoyer dans la caisse vide, ananas, citrons et gelées, pour partager avec la veuve de son respectable ami de Condom qui nous envoie tous les ans des cuisses d’oie et de l’eau-de-vie.


N° 150 JOSEPH CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

Bordeaux, 13 février 1815.

Mon cher Salabert, j’avais totalement oublié que M. Ro­bert, marchand tailleur, où travaille John, m’avait donné une procuration sous signature privée. Tu peux la rem­plir selon que tu le jugeras à propos ; je désire beaucoup être utile à cette respectable famille de M. Robert. À ce propos, que je te parle de notre filleul. Ta mère et moi l’avons élevé ; nous lui avons servi de tout dans le monde. C’est un homme aujourd’hui qui a du talent, et par­dessus tout de la religion, de la conduite et de l’hon­neur. Crois-tu qu’il ferait quelque chose à la Havane ; tu dois connaître ton père, pour tout au monde, je ne te mettrais pas dans l’erreur. Grand Dieu ! c’est ce que je craindrais, que tu y sois ou que tu y tombes, dans l’erreur. Adieu. Je te répète, embrasse ta chère et bien­ aimée femme et nos petits-enfants.

N° 151 Mme CHAUVITEAU À SON FILS SALABERT

25 mars 1815.

Mon cher Salabert, mon cher fils, je vous ai induit en erreur en vous disant que tout nous promettait des jours heureux ! Hélas ! Bonaparte est à Paris ; je n’ai pas la force de vous en dire davantage. M. Camino vous dira le reste. Nous nous préparons à partir pour New-York. Si j’ai le bonheur d’arriver je vous écrirai de suite. Votre père est désespéré. Adieu, nous vous embrassons, et toute votre famille.

Le navire commandé par le capitaine P… a péri sur les côtes d’Espagne. Le capitaine et neuf hommes se sont sauvés.


N° 152 JOSEPH CHAUVITEAU

Nous partons dans vingt à vingt-cinq jours pour New-­York, si Dieu veut ! Après avoir embrassé tes enfants, je conduirai ta mère chez sa fille ; après les avoir em­brassés, j’irai vous embrasser tous, et de là à la Guade­loupe pour attendre ma fin. Ce qui me fait beaucoup de peine, c’est de laisser trente mille francs, montant de ma terre, que l’on ne veut pas me payer, et quatorze du Gouvernement, ce qui fait quarante-quatre mille francs perdus, ou en grand risque, pour moi et les miens. Je laisse le tout à la volonté de Dieu et aux soins de M. Boscq. M. Camino m’a promis de m’aider pour payer le passage.

N° 153 Mme CHAUVITEAU

2 avril 1815.

Mon cher Salabert, M. Camino est porteur de celle-ci ; il vous dira l’état déplorable où est la France. J’ai le cœur navré de chagrin ; je crois que je n’aurai jamais le bonheur d’embrasser mes enfants. Il part un bâtiment pour New-York à la fin du mois ; nous en profiterons, si le cas l’exige.

La Séraphine est enfin arrivée. Nous avons reçu votre lettre par la Santa-Maria.


N° 154 JOSEPH CHAUVITEAU

Avril 1815.

Mon cher Salabert, mon cher fils, tu sais tout, M. Ca­mino te dira le reste. Je t’ai écrit voilà huit jours ; cer­tainement tu n’enverras plus tes enfants ; ton père et ta mère, vous les embrasserez. Je laisserai ma femme chez Solange et Toute ; j’irai à la Havane vous voir, et cette chère et bien-aimée Séraphins. J’irai à la Guadeloupe, hélas ! attendre la fin de mes maux et de mes malheurs. Je suis obligé de laisser en France une quarantaine de mille francs ; ce n’est pas le moment d’exiger ce qui est justement dû ! Si Dieu veut, je te verrai, je te dirai ce que j’ai dans le cœur. Je t’envoie deux gazettes du 29 et 30 mars. Adieu, Salabert ; adieu, mon cher fils.

N° 155 À MESSIEURS PAPIN-DESBARRIÈRES, DE JOLIMONT
ET MICHEL DE LEYRITZ

Bordeaux, 29 mars 1815.

Respectables Messieurs,

Accablé de chagrins et dans l’embarras d’un départ précipité, je viens de jeter un instant les yeux sur le Mémorial bordelais, et j’y ai vu le noble exemple que vous nous donnez. Bien que j’aie perdu ma fortune dans les Colonies, où je suis né ; bien que j’aie été émigré pendant dix-sept ans, toujours malheureux, toujours en butte aux révolutions, je me joins pourtant à vous dans cette circonstance, et veux honorer, en vous imitant, les derniers moments qui me restent à vivre. Accoutumé dès longtemps aux privations de toute espèce, j’oublie, et mes soixante-dix ans, et les besoins inséparables du long voyage par mer que je vais entreprendre. À votre exem­ple, Messieurs, j’offre une somme de mille francs, pour être employée à la défense de ma patrie et de mon Roi, objets constants de mes prières et de mes vœux.

On m’assure, qu’entre les cent mille Français prison­niers en Russie ou en Angleterre, et qui tous ont été délivrés par la bienveillante protection de Louis le Désiré, un grand nombre s’est armé contre lui ; mais je ne puis le croire. Ma vieille loyauté se refuse à l’idée d’une si noire ingratitude, et d’une si lâche trahison. On m’a dit également qu’il s’est trouvé des officiers supérieurs, des militaires français, qui, après avoir prodigué les ser­ments, après avoir baisé la main de notre bon Roi, ont été les premiers à le trahir et à l’abandonner ; si cela est vrai, Messieurs, j’ai trop vécu, et je regrette de n’être pas mort avant des exemples de perfidies qui font rougir du nom d’homme.

Quoi qu’il en soit, en m’éloignant de cette malheureuse France, en allant rejoindre aux États-Unis le seul fils qui me reste, j’emporte la pensée consolante de votre dévouement et la satisfaction d’avoir pu l’imiter. Permettez ­moi donc de vous féliciter, Messieurs, d’être du nombre des bons Français demeurés, ainsi que moi, fidèles à leur prince légitime.

JOSEPH CHAUVITEAU
Colon de la Guadeloupe

Vive le Roi ! Vivent les Bourbons !

P.-S. — Les personnes chargées de recevoir les sommes offertes peuvent envoyer sur-le-champ, chez moi, allées de Tourny, n° 22.

(Ces deux pièces sont extraites du Mémorial bordelais des 29 et 30 mars 1815.)


N° 156 JOSEPH CHAUVITEAU À SALABERT

Bordeaux, 27 avril 1815.

Mon cher Salabert, mon cher fils ; ma chère Séraphine, je vous ai écrit par M. Camino dans les premiers jours d’avril ; mais quand il a été sorti de la rivière, il a trouvé prudent de rentrer. Quand je vous ai écrit, mes chers enfants, je n’étais pas à mon aise ; menacé, mais gardant mon sang-froid, je n’avais d’inquiétude que pour votre mère ; j’ai assez vécu, trop même, après avoir vu ce que j’ai vu et la connaissance des hommes en général et en particulier. Ah ! Salabert, mon cher fils, il est inutile que je t’en dise davantage ; un jour, si Dieu veut !…Nous étions sur notre départ pour New-York, mais une lettre de Solange et de sa femme nous dit qu’ils partent pour la Guadeloupe. Hélas ! toujours des contra­riétés ! Est-il possible que Solange y mène sa femme et ses enfants ! Mon Dieu, je serai toujours malheureux ! Soyez tranquilles, mes chers enfants, sur notre sort ; nombre d’honnêtes gens me protègent, et même des offi­ciers de la Place, qui m’assurent d’être tranquille et d’attendre. Je ne souffrais que pour votre mère ; elle seule, ici, sans famille, sans amis qui s’intéressent à elle. Sala­bert, si j’allais aux États-Unis, c’est crainte de te com­promettre, ne sachant pas comment la Havane va prendre ce qui se passe ; mais bientôt cela sera fini de part ou d’autre. Je t’ai dit que M. Camino m’a donné un crédit de 8 000 livres sur M. Cabarus ; j’ai touché 1 200. Je ne peux rien toucher de Condom, pas même les intérêts échus. Il n’y a pas de sacrifices que je ne ferais pour sauver ta mère, avec la connaissance que j’ai de ton cœur…

Adieu, mon fils.

C’est à vous, ma chère Séraphine, que je m’adresse ; je vous ai tant d’obligations, ma chère fille. Ne m’envoyez rien, mais faites une petite caisse de trois ou quatre pots de confitures, trois ou quatre boîtes de gelée, cinq à six livres de chocolat, adressée à ce brave officier de consi­dération. Ce brave homme, entendant que l’on devait m’insulter, est venu m’assurer de sa protection et de celle des officiers, ses camarades, et a pris la plume et a écrit son adresse que voici :

M. Damazan-Boisson, capitaine à l’état-major de place, rue Saint­ Fort-Saint-Surin, n° 40, vis-à-vis le commissionnaire du Mont-de­-Piété,
pour que ma femme et moi puissions l’envoyer chercher jour ou nuit ; qu’il volera, lui et ses camarades. Dites, ma chère Séraphine, à votre mari quand il lui enverra cette petite caisse, de lui écrire deux mots pour le remercier de ses bons sentiments, de vouloir protéger son père et sa mère. Dieu est témoin, c’est pour la sécu­rité et sûreté de sa mère, la grand’mère de vos chers et bien-aimés enfants ; car, pour moi, la vie m’est à charge. Je me promène trois à quatre heures par jour, sur la promenade devant notre maison, je ne crains rien. Le grand-père de vos enfants ne sera jamais désho­noré ; oui, être tué, mais non déshonoré.


N° 157 Mme CHAUVITEAU À SON FILS

27 avril 1815.

Je profite de l’occasion du capitaine A… pour vous donner de nos nouvelles ; nous ne sommes pas malades de corps, mais beaucoup de l’esprit : nous sommes dans un moment de crise terrible. Le porteur de nos lettres pourra vous donner quelques détails sur les événements politiques et sur la situation de notre ville. Nous venons de recevoir une lettre de votre sœur, qui augmente, et mes chagrins et mes inquiétudes, et qui dérange le pro­jet que nous avions fait d’aller la rejoindre. Elle nous annonce qu’elle va partir avec toute sa famille pour la Guadeloupe, que Solange ne fait plus rien, qu’il mange le vieux gagné ; sa lettre est du 10 février. Ils ne savaient pas encore la paix de l’Amérique ; peut-être que cette nouvelle portera quelque changement à leur projet. S’il travaillait, sûrement, il ne penserait plus à ce voyage. Je crains qu’ils ne se trouvent dans quelque siège ou insurrec­tion. On doit s’attendre à tous les événements fâcheux dans les circonstances où nous sommes. Adieu, mon cher fils ; adieu, ma chère Séraphine ; j’embrasse mes petits enfants. Vos deux aînés nous ont écrit chacun une petite lettre ; ils se préparaient à prononcer un discours en public.

Je viens de relire la lettre de votre sœur ; je vois qu’ils savaient la paix de l’Amérique, et qu’ils étaient décidés à partir malgré cela.

Dans la caisse des portraits, vous trouverez un paquet cacheté ; si nous ne sommes pas avec vous en nature, nous y serons en peinture.


N° 158 Mme CHAUVITEAU À SON FILS

5 mai 1815.

Nous avons reçu votre lettre par l’Églantine ; nous regrettons beaucoup celle de Séraphine, par la Maria, de Nantes. Ce bâtiment aura péri comme une infinité d’autres. Nous avons eu cette année un hiver affreux, long, froid, humide ; je me suis crue à Providence.

C’est M. H. qui nous a appris la naissance de votre sixième fils, Philippe-André. Nous attendons impatiem­ment la belle saison, nous verrons sûrement arriver quel­qu’un de votre connaissance, qui nous donnera des nou­velles de tout ce petit monde, que je ne verrai jamais ; du moins, j’en perds l’espoir. Nous sommes fort tran­quilles à Bordeaux ; il n’y a pas d’apparence que nous soyons forcés d’aller à la Nouvelle-Angleterre. Nous vous remercions de votre précaution de toutes les adresses que vous nous donnez ; je souhaite de tout mon cœur n’en avoir pas besoin.

Solange et votre scour nous disent qu’ils sont fort tranquilles à la Guadeloupe depuis qu’ils sont au pouvoir des Anglais. Mais le commerce est anéanti. Nous voyons avec une peine extrême que ce pauvre pays ne se relè­vera plus. L’abolition de la traite est un coup de masse pour eux. Nous le devons à M. Bonaparte. Le Roi avait obtenu la traite pendant cinq ans, ce qui aurait repeuplé les habitations qui manquent de bras. Mais Bonaparte, en rentrant en France, pour plaire aux Anglais, qu’il vou­lait gagner, a débuté par l’abolition de la traite.

Adieu, mon cher fils ; je vous souhaite continuation de bonne santé et de prospérité. J’embrasse ma chère Séra­phine et tous nos petits-enfants, sans oublier le nouveau ­né. Nous prions le ciel ; de répandre sur lui et sur tous les autres sa bénédiction.


N° 158 bis JOSEPH CHAUVITEAU À SON FILS

Bordeaux, 8 août 1815.

Je peux donc encore t’écrire, mon cher fils. Nous sommes sous le règne de notre bon roi Louis XVIII ; il fallait être fou, imbécile, méchant, pour ne pas voir et penser que cela ne pouvait pas durer ; que c’était la cause des rois, et que tous les rois s’uniraient pour faire cesser un pareil brigandage. Il faut être brigand pour aimer le règne de Bonaparte. Enfin, mon bon ami, cela est fini, Dieu merci ! Les méchants fuient de tous côtés, et l’union va renaître ; les bons et fidèles Bourbonnistes en sont quittes pour des angoisses, des craintes ; la paix va régner dans tout le monde entier ; le temps de Robes­pierre, que bien des gens désiraient pour acheter des biens de cent mille francs pour dix, est passé.

Je t’ai écrit, dans le temps, que M. Camino m’avait donné un mandat de huit mille ; mais je n’en ai touché que quatre, et pas un sou de plus. Hélas, mon cher Salabert, tu es encore jeune, et ta chère femme aussi ! Si j’avais touché à Condom ; mais je n’ai pas même touché les intérêts. Je t’ai dit que des gens croyaient ne plus payer. Ah ! Salabert, Salabert ; si tu avais été en France tu connaîtrais les hommes d’aujourd’hui ! Enfin, j’ai espoir de recevoir quelque chose pour les quinze mille francs que le Gouvernement me doit ; mais ce n’est pas le temps de parler de cela.

J’ai été malade, une maladie du foie et la goutte. Hélas, où est Solange, sa femme, ses enfants ? Si vous étiez tous réunis, nous ne balancerions pas d’aller vous rejoindre et mourir dans vos bras à tous. Adieu, Salabert ; embrasse mille fois ta chère femme et tes chers enfants. Mon Dieu, que je désire vous voir tous ! Adieu, mon fils ; à la première occasion tu sauras quelque chose de ma détermination, quand je saurai où est ta sœur et ses chers enfants. Mon Dieu, la moitié de moi-même est à la Havane et l’autre à la Guadeloupe ; et moi et votre mère, abandonnés de l’univers, des personnes qui disent aujourd’hui oui, demain non.


M. Peccarrere a oublié la lettre que vous lui avez donnée, à la Havane, dans sa chambre, à ce qu’il dit ; mais, Béarnais fin et courtois, de quatre le diable lui en prend trois », c’est le proverbe, et je crois qu’il n’est pas faux.


N° 159 Mme CHAUVITEAU À SALABERT

Bordeaux, 11 août 1815.

Voilà bien longtemps, mon cher Salabert, que nous sommes privés de vos nouvelles. Les ports, que les événements malheureux avaient fermés, viennent d’être ouverts, et nous en profitons. Il faut vous tranquilliser sur les inquiétudes que pourrait vous causer notre po­sition. Nous avons échappé à bien des dangers ; nous sommes dans ce moment assez tranquilles, mais non pas sans inquiétude. Bonaparte est en Angleterre, mais sa faction est encore en France, cela inquiète ; on travaille à faire justice à la trahison et au parjure. Ne vous rap­portez pas à tout ce que l’on dit, car chacun parle selon sa manière de voir et de penser. Je souhaite et désire, mon cher fils, que tous ces événements ne vous aient porté aucun préjudice.

Parlons de vous, de Séraphine et de votre famille, qui doit être augmentée à présent ; je désire que ce soit une petite fille ; donnez-nous de leurs nouvelles.

M. Canino vous remettra de la fleur de tilleul ; c’est excellent pour les nerfs ; faites comme le thé ; prenez-en une tasse le soir en vous couchant.

Le vieux M. Ferrier vous remettra un paquet de gazettes que votre père vous envoie ; c’est un bon vieux malheu­reux qui va à la Havane pour des affaires.


N° 160 JOSEPH CHAUVITEAU

Bonjour et adieu, Salabert ; embrassez pour moi votre chère et respectable femme et vos chers enfants, et que vos estimables amis bonapartistes me fassent grâce des trois quarts des mensonges qu’ils vous débitent ; mais je peux me consoler, j’ai l’amitié et l’estime de quelques illustres et respectables personnages. Je peux me consoler de la jalousie des Bonapartistes.

Adieu, adieu.


N° 161 Mme CHAUVITEAU À SON FILS

Bordeaux, 22 décembre 1815.

Enfin, mon cher Salabert, nous voilà à la fin de l’année et nous n’avons point d’autre lettre de vous qu’une du mois de février, qui avait cinq mois de date lorsque nous la reçûmes. Nous avons été un peu consolés de cette pri­vation par l’arrivée de deux personnes qui vous ont vu jouissant d’une bonne santé, ainsi que toute votre famille, et prospérant en toute chose. Que Dieu vous bénisse et vous conserve ! il exaucera mes vœux.

Enfin, il faut se résigner et prendre le temps comme il vient. Nous sommes parfaitement tranquilles à Bor­deaux. Vous verrez par les journaux que votre père vous envoie combien la France est écrasée par ce que l’on a exigé d’elle. Le retour de Bonaparte a été un véritable fléau.

Nous venons enfin de recevoir des lettres de Solange et de votre sœur ; ils nous apprennent la perte que nous avons faite de ma pauvre sœur. Sa perte m’est d’autant plus sensible que c’est de toute ma famille celle qui m’a toujours porté le plus d’amitié, qui a toujours pris le plus d’intérêt à moi et à ce qui me regarde. C’est avec la plus vive douleur, le plus profond chagrin que j’ai appris ce malheur. Elle m’avertit qu’il faut bientôt aller la rejoindre ; que la volonté de Dieu soit faite ! Ma fille m’engage à aller à la Guadeloupe ; elle ne songe pas qu’en y allant il faut renoncer à vous voir et à connaître ma chère Séra­phine, que j’ai tant envie de connaître. Si nous allions à la Havane, il faudrait également renoncer à elle et aux siens, et vous m’êtes chers également et je vous aime de même. Vous voyez, mon cher fils, notre position ; mon projet chéri a toujours été de vous voir tous réunis ici. Ces idées ont toujours nourri mes espérances, mais je commence à les perdre. Il me faudrait vivre cent ans pour voir accomplir ce que j’ai toujours désiré avec ardeur. Je ne vous engagerai plus d’y venir, si malheureusement, contre toute apparence, il venait à y avoir quelques bou­leversements, j’aurais des reproches à me faire. Je vou­drais vous y voir tous, mais avec agrément ; sans quoi mon bonheur serait mêlé de crainte et d’inquiétude. La France est parfaitement tranquille ; les choses commencent à aller sur un bon pied, à ce que tout le monde dit.

Votre père et moi sommes convalescents. L’hiver est très rude cette année ; c’est le plus vilain que nous ayons passé dans ce pays.

Adieu, mes très chers enfants ; je vous embrasse et vous aime toujours.

Votre père envoie à ses petits-enfants leurs bonnes étrennes, que vous trouverez dans la petite caisse des confitures


N° 162 JOSEPH CHAUVITEAU À SES ENFANTS

Décembre 1815, ou janvier 1816.

Mon cher Salabert, ma chère Séraphine, vous ne devez pas douter de la sincérité des vœux et des prières qu nous faisons, au commencement de 1816, pour vous et vos chers enfants. Hélas ! nous sommes sous la verge d’un hiver bien rigoureux.

La goutte me tourmente ; ma chambre et mon lit sont mes promenades et prison. Hélas ! nous pensons à l’Amé­rique, ma femme et moi. Mais, mon Dieu ! ce serait à la Guadeloupe que nous devrions aller ; nous y avons quel­ques petites choses ou l’espoir ; mais, si nous y allons, il faut donc renoncer, surtout ma femme, à jamais vous voir, vous, Séraphine, qu’elle désire tant connaître, et vos chers enfants : cela est donc mourir et être en vie.

Adieu, tous, mes chers petits-enfants ! Recevez la bonne année d’un grand-père et d’une grand’mère qui vous aiment plus que leur existence.


N° 163 Mme CHAUVITEAU

Bordeaux, 16 juillet 1816.

Mon cher Salabert, mon cher fils, j’ai écrit à Séraphine, le 25 juin, pour lui annoncer que vous n’aviez plus de père ; il m’a quitté le 23 juin, après une maladie longue et douloureuse. Je n’ai pu supporter tant de fatigues, la fièvre m’a pris avec les plus vilains symptômes. J’en ai eu cinq accès, qui m’ont mise dans le plus grand danger. C’est entre deux accès de fièvre que j’ai écrit à Séraphine, sous le couvert de Mme Hernandez. Me voilà donc seule dans ce vaste univers ; je dis seule, puisque je suis séparée de ceux qui m’attachent à la vie, dans un pays où je n’ai personne qui s’intéresse à moi ; sans parents, sans amis, très peu de connaissances.

J’ai écrit plusieurs fois à Solange, je les engage à venir ; s’ils viennent, je ferai tout pour vivre encore quelques années ; s’ils ne veulent pas venir, ou qu’ils ne le puis­sent pas, je n’ai plus besoin de vivre. Adieu, mon cher fils ; j’embrasse ma chère Séraphine et tous mes petits­ enfants, et prie Dieu de répandre sur eux sa bénédiction. Hélas ! je ne les verrai donc jamais ; ils ne connaîtront donc jamais leur grand’mère !


N° 164 Mme CHAUVITEAU

Bordeaux, 5 septembre 1816.

Je profite, mon cher Salabert, de la seule occasion qui se soit présentée depuis longtemps, pour vous tranquilliser sur les inquiétudes que vous pourriez avoir sur mon sort, vous ayant annoncé la mort de votre père, et l’état déplo­rable où il m’a laissée. Je me remets pourtant, mais très difficilement. J’ai reçu des lettres de votre sœur, qui ont beaucoup contribué à une rechute que j’ai eue. Les pau­vres malheureux me font saigner le cœur toutes les fois que je songe à eux, et j’y songe nuit et jour.

Vallée est mort ; il a laissé sa femme mourante et dans la misère, avec deux enfants. Je dis dans la misère, parce qu’ils devraient être riches, et qu’il s’en faut de beaucoup qu’ils le soient. Le pauvre Solange est perclus ; les mé­decins l’ont envoyé prendre des bains aux ravines chaudes, qui lui ont fait du bien à ses jambes ; mais le ténesme l’ayant pris, il a été obligé de revenir en ville.

Ma fille me mande que tous ses enfants sont au Houël­mont à cause d’un mal de gorge, qui les enlève en trois jours. Voilà les nouvelles que j’ai reçues ; ce n’est pas tout. Il vient d’arriver dans ce port six ou huit bateaux de la Pointe-à-Pitre et de la Martinique, les uns avec cinquante, les autres avec soixante passagers. J’ai demandé pourquoi tout ce monde venait, on me dit que l’on crai­gnait les insurrections, que les nègres sont très imperti­nents, etc., que l’on avait été obligé de faire des exemples de sévérité. J’ai engagé Solange et ma fille à venir me rejoindre, avec ce qu’ils pourraient emporter. Je compte sur vous, mon cher Salabert, pour une sœur qui vous a toujours aimé tendrement ; son mari est mon neveu, fils d’une sœur que j’ai toujours aimée, père de six enfants, qui vous sont chers. Je l’autorise à vendre, transiger, es­compter les billets qui sont dus à votre père, et à se con­certer avec vous pour le reste ; mais, depuis ma lettre, j’en ai reçu une d’elle qui me dit qu’elle ne reçoit pas du tout de vos nouvelles.

Voilà, mon cher fils, la position de votre famille, elle n’est pas gaie, comme vous voyez ; aussi, quand je reçois des lettres de la Guadeloupe, je suis un moment à trem­bler avant de les ouvrir, je crains toujours quelque mau­vaise nouvelle ; il n’y a que les vôtres qui ne m’annoncent pas de malheur. Adieu, mon cher fils ; je vous embrasse tendrement, ainsi que Séraphine et mes petits-enfants. Dites­ moi si Ferdinand est allé rejoindre ses frères à New-York ; dites-moi comment fait le petit Louis.


N° 165 Mme CHAUVITEAU

Bordeaux, 29 septembre 1816.

Je me hâte, mon cher Salabert, pour profiter de cette occasion ; je vois, par votre dernière, que vous aviez la fièvre et le ténesme. Cette semaine, mon cher fils, a été terrible pour moi ; je suis dans la désolation de toutes les mauvaises nouvelles que j’ai reçues de tous les côtés ; je ne vous en ferai pas le détail, je n’en ai ni la force, ni le courage. J’ai besoin de consolation et je n’en trouve nulle part. Je vous envoie les lettres de ma pauvre Toute. Hélas ! on ne meurt pas de douleur, car je serais morte. Allez, mon cher fils, au secours du mari de votre sœur, du père de vos neveux ; recommandez-le à votre correspondant de Boston, si Dieu le conserve, car je ne crois pas qu’il puisse supporter tant de maux à la fois.

Pour ajouter à tous mes chagrins, je reçois une lettre d’Ancelin fils, qui me révolte ; il paraît qu’il y a des juifs partout ; ci-jointe cette impertinente lettre. J’écris à son père ; comme j’ai encore le cœur plein d’amertume, vous la lirez et ferez les changements que vous jugerez conve­nables, et l’enverrez sous mon nom. Prenez copie de la lettre.

Écrivez à votre sœur par la Nouvelle-Angleterre ; don­nez-lui des conseils et des consolations, je suis incapable de lui en donner. Je suis dans un état d’anéantissement qui ne me laisse que le sentiment de la douleur. Écrivez à votre oncle Bioche et à M. Duc pour leur recommander ma fille. Écrivez aussi à Solange ; enfin, mon cher Salabert, donnez-leur toutes sortes de consolations, et vous ferez celle de votre mère.


N° 166 Mme CHAUVITEAU

Bordeaux, 22 décembre 1816.

Mes très chers enfants, quand vous recevrez cette lettre, vous n’aurez plus de mère. Priez Dieu pour elle ! Je vous écris, non pour vous affliger, mais pour vous consoler et vous instruire de mes petites affaires ; vous consoler, en vous faisant souvenir que tout ce qui vit, meurt. J’ai vécu, il faut céder la place aux autres. Nous nous réunirons un jour dans l’autre monde, puisque nous ne pouvons pas l’être dans celui-ci.

Élevez vos enfants dans la religion de vos pères. Faites­ en d’honnêtes gens, formez-leur un bon cœur et un bon caractère ; et, sur toute chose, qu’ils soient unis par l’amitié que l’on se doit entre frères et sœurs.

Je vous laisse ce que votre père m’a laissé : quinze mille livres entre les mains de M. Lorriague ; quinze autres mille livres entre les mains de Mm° veuve Duprat, à Condom, que votre père avait données à intérêts à son mari, qui est mort depuis ; ce que le gouvernement nous doit ; des pré­tentions sur la succession de votre oncle Chauviteau, et mes petits meubles. Voilà, mes chers enfants, tout mon avoir en France.

Je vous recommande John, qui m’a donné des preuves d’attachement ; donnez-lui un millier d’écus pour louer une petite boutique, car ce qu’il gagne ne pourrait pas le faire vivre.

Adieu, mes chers enfants ; je vous embrasse un million de fois, ainsi que tous mes petits-enfants. Vivez heureux dans ce monde, c’est ce que désire et souhaite votre mère.

C’est MM. Lorriague et Albrecht, qui ont ma confiance, qui soigneront mes intérêts.

J’ai oublié de vous engager, quand vous marierez vos enfants, de les marier près de vous ; vous vous éviterez des chagrins et des soucis sans nombre


N° 167 SALABERT

Havane, 18 septembre 1816.

Ma très chère maman, ce n’est donc qu’à vous seule que je puis à présent dédier mes moments et adresser mes lettres. Vous êtes veuve, et je n’ai plus de père. Cette triste nouvelle m’a été annoncée avant-hier par une lettre de Camino, datée de juillet, du Havre. Depuis longtemps, je n’ai aucune nouvelle de Bordeaux ; ce long silence me présageait quelque chose de funeste. J’ai, en même temps, à pleurer la mort d’un père chéri et révéré et à me déses­pérer de savoir ma bonne et bien-aimée mère seule, veuve, âgée, dans un pays presque étranger pour elle. sans aucun enfant ni parent pour la consoler et la protéger ; et, ce qu’il y a plus affligeant pour moi, de ne pouvoir aller la rejoindre. Époux et père de sept enfants, les devoirs d’un homme d’affaires, qui a la fortune de ses enfants et celles de diverses familles à soigner, sont des motifs aussi puis­sants pour me retenir ici, comme votre situation présente et mes devoirs filiaux m’attirent vers Bordeaux. Je suis, depuis trois jours, livré à toutes ces réflexions opposées. Vous-même, maman, décidez ; que puis-je résoudre ? Vous, aussi bien ou mieux que moi, connaissez toute l’étendue de mes devoirs dans la position où je me trouve, et vous savez apprécier le cœur humain. Les chaînes qui me retiennent ici sont indissolubles. Ne pouvant aller person­nellement remplir la douce tâche de vous consoler, que puis-je faire pour vous, ma chère maman ? Dites et com­mandez tout ce qui est au pouvoir de votre fils. Resterez ­vous en France, éloignée de vos enfants ? Voudriez-vous aller dans votre pays de Guadeloupe, ou ne viendriez-vous pas auprès de votre fils, de votre fille Séraphine et de vos petits ? Ne pensez-vous point que les soins respectueux d’un fils qui vous aime tendrement et d’une fille du mérite de ma Séraphine ne balanceraient point les sacrifices que vous pourriez faire en quittant la France ? Le climat de ce pays est excellent, celui qui convient mieux à votre âge ; la fortune que je possède me permettra de vous y donner les agréments qu’offre le pays. D’après la dernière lettre que j’ai de ma sœur, vous pourriez la trouver ici avec sa famille. Nous serions donc tous réunis, et vous trouve­riez, dans votre vieillesse, le bonheur qu’offre une famille unie. Si vous goûtez mes désirs, faites vos préparatifs pour venir nous joindre. Peccarrere, Camino ou toute personne de votre connaissance, venant dans ce pays-ci, pourrait vous accompagner. John serait votre écuyer et vous pourriez prendre une bonne servante pour vous soi­gner pendant la traversée. Faites choisir un bon navire où vous pouvez avoir toutes vos aises ; n’épargnez pas l’argent pour avoir tout ce qui peut contribuer à votre sûreté et commodité. Mes correspondants, MM. Cabarus, vous fourniront tout ce que vous aurez besoin, et, dans tous les cas, j’acquitterai ici tout ce que vous aurez con­tracté ou promis. J’attends avec impatience un courrier de Bordeaux afin d’avoir de vos nouvelles directement, car je n’ai aucune particularité sur l’événement ni la date. Adieu, ma chère maman ; ménagez votre précieuse santé pour le bonheur de votre fils qui vous est entièrement dévoué

N° 168 SALABERT

Havane, 30 septembre 1816.

Ma chère et bien-aimée maman, depuis mes dernières des 18 et 24 courant, j’ai reçu la chère vôtre du i6 juillet ; celle du 25 juin, dirigée à Séraphine sous le couvert de M. Hernandez, dont vous me parlez, ne m’est point par­venue. Votre lettre, ma chère maman, me confirme la triste nouvelle que je savais déjà par le Havre : l’ami Camino me l’avait annoncée. Je n’ai pas besoin de vous peindre mes regrets et notre douleur, ma Séraphine partage mes sentiments ; cette femme angélique a conçu pour mes parents le même attachement que celui que je vous porte. Elle connaît papa dès les premiers mois de notre mariage, et je vous assure qu’elle ne cédait à aucun autre de ses enfants, en respect et attachement ; si elle avait le bonheur de vous connaître, je suis persuadé que vous vous aimeriez bien tendrement : vous vous ressemblez trop pour ne pas vous aimer et vous estimer réciproquement. Nous faisons tous les deux des vœux pour que votre détermination soit de venir joindre vos enfants, puisque le sort ne leur permet pas de voler auprès de vous. Il semble, par votre lettre, que vous pressentiez ma position, puisque vous ne me dites pas un mot, et que vous comptiez plutôt sur ma sœur et Guénet pour aller auprès de vous. Que je serais heureux s’ils peuvent le faire ! Mais quand on a six ou sept enfants, que l’on n’est pas riche, il est bien difficile d’aller dans un pays où il n’y a rien à gagner. Je ne veux point, je n’ose point vous presser à entreprendre un voyage à votre âge, quoique je pense que ce soit l’unique moyen de vous voir réunie à vos enfants ; c’est aussi peut-être le parti le plus convenable à votre santé et à votre bonheur ; car, n’en doutez pas, Salabert et Séraphine et tout ce qui les entoure feront tout ce qu’ils pourront pour votre bonheur. Votre situa­tion isolée, si éloignée de nous, me chagrine, me quitte le sommeil. Je ne vivrai que quand je vous saurai protégée par quelqu’un qui vous soit cher ou que vous veniez nous joindre. Si vous aviez de la répugnance à demeurer chez les Espagnols, voudriez-vous aller à New-York ou Phila­delphie ? Vous y avez trois petits-enfants, et ma femme, avec ses quatre petits enfants, y passerait de suite ; elle me l’a promis encore hier au soir.

J’ai écrit à MM. Cabarus et Cie pour vous fournir tout ce dont vous aurez besoin. Ne ménagez rien, donnez-vous toutes vos fantaisies ; je gagne de l’argent, Dieu merci, suffisamment pour procurer à ma famille des aisances. Qui m’est plus cher que ma chère maman ? Qui a plus besoin de se soigner et d’avoir les douceurs de la vie ? Personnel Aussi, je vous en supplie, ne permettez pas qu’une fausse délicatesse vous empêche de faire usage, sans aucune réserve, de vos propres fonds : puisqu’ils sont amassés par votre fils ; et réellement, si j’en ai amassé, je vous le dois ; car, un des plus forts aiguillons que j’aie eus pour me captiver au travail et exciter mon ambition a été l’idée d’aller un jour en jouir avec et auprès de vous. Les événements, depuis 1808, ont culbuté tous mes pro­jets ; ils m’ont privé de ce bonheur, mais non pas de celui d’être encore à même de faire jouir ma bonne-maman d’une rente de 5 000 à 6 000 francs, ou 10 000 si elle le désire ; je ne veux point la limiter.

Écrivez-nous souvent, c’est la seule consolation que je puisse recevoir, si je n’ai pas le bonheur de vous voir. Séraphine vous a déjà écrit deux lettres, elle me charge de vous présenter ses respects filiaux et de vous demander votre bénédiction pour tout ce qui nous appartient ici, et surtout pour votre dévoué et soumis fils.


N° 169 SÉRAPHINE

Havane, 1er octobre 1816.

Ma chère maman, malgré toutes les précautions que vous avez prises pour que Chauviteau reçût avec quelque ménagement la triste nouvelle de la perte irréparable que nous avons faite, votre idée n’a point réussi. C’est M. Camino qui nous l’a annoncée, et nous attendons encore la lettre que vous nous envoyiez, sous le couvert de M. Hernandez. Je ne cesse de considérer la tristesse et le deuil que cette fin imprévue va répandre sur vos jours ; je vous considère seule, abandonnée ; je voudrais voler auprès de vous, vous consoler et dissiper votre douleur à quelque prix que ce fût. J’ai pensé au moyen d’effectuer mes désirs, j’ai cru qu’une détermination de ma part porterait Chauviteau à suivre le dessein qu’il projetait, et je l’ai assuré que, s’il voulait que je m’em­barquasse pour les États-Unis, j’irais y recevoir avec joie une maman que j’espère rendre heureuse. Il est impossible que Chauviteau aille en France ; de votre côté, je sais quel est votre éloignement pour les colonies, que je crains ainsi que vous. Entre ces deux extrémités, je crois que le parti le plus sage est celui que je vous propose. Je n’attends donc plus que votre résolution. Je vous ai dit que Chauvi­teau ne désire autre chose que d’aller passer auprès de vous des jours tranquilles, en contribuant à votre bonheur. Il est vrai que je vais laisser mon pays et le peu de parents que je possède ; mais que ne dois-je point faire pour celui qui, depuis treize ans, fait le bonheur de ma vie et en qui j’admire une affection si tendre pour sa mère ? Ma chère maman, songez que je ne vous écris qu’après avoir fait de mûres réflexions sur l’avenir.

Je voudrais savoir, en détail, la maladie qui nous a enlevé notre père. J’espère que vous m’en instruirez. Soignez ­vous surtout ; votre dernière lettre augmente nos inquié­tudes envers vous. Dieu veuille que vous sentiez assez de santé et de résolution pour entreprendre un voyage pour New-York, où vous embrasserez trois petits-fils bien jolis, et les meilleurs enfants du monde. J’ai déjà appris que Fernandito a rejoint heureusement ses frères.

Ma fille Sérafina vient de se rétablir d’une fièvre qu’elle a eue ; elle est très aimable, bien jolie, et se paraît à votre portrait, selon l’avis de tous ceux qui la voient. Les autres enfants sont robustes et vous envoient mille caresses. Chau­viteau est bien portant, et moi aussi.

Adieu, ma chère maman. Je prie Dieu qu’il vous con­serve. Donnez-moi votre bénédiction et vivez dans la per­suasion que votre fille conservera toujours votre mémoire.


N° 170 Mme CHAUVITEAU

Bordeaux, 28 novembre 1816.

Aujourd’hui, mon cher Salabert, que je me sens bien, que mes ennemis me laissent un peu de repos, je veux dire les nerfs et les vapeurs, j’en profite pour m’entretenir avec vous, répondre à vos lettres des 18, 24 et 30 septembre et vous remercier de vos bons, sentiments pour votre mère.

Vous m’engagez à quitter la France. Hélas, mon cher fils, je le ferais avec plaisir pour me réunir à mes enfants, si ma triste santé me le permettait ; malade à la mer, comme vous savez que je le suis, je ne pourrais jamais en supporter les fatigues. Si j’étais en état de faire un voyage aussi péni­ble, ce ne serait ni à la Guadeloupe où je ne voudrais avoir aucun des miens, où je ne serais jamais que sur un pied, l’autre toujours prêt à fuir ; quelle existence ! À la Nouvelle­Angleterre il fait trop froid, le feu y prend trop souvent, et le service des domestiques trop vilain. Ce serait donc la Havane que je choisirais, si ma mauvaise santé me per­mettait de faire un choix. Solange, ma fille et ses enfants y viendraient sûrement ; alors mon esprit serait tran­quille, mon cœur satisfait, et je pourrais jouir tranquille­ment du bonheur d’être auprès de mes enfants, de par­tager leurs peines et leurs plaisirs, de voir croître, sous mes yeux, ces innocentes petites créatures. Il faut donc que je finisse ma triste carrière où je me trouve atta­chée. Ne croyez pas, mon fils, que ce soient les jouis­sances que l’on peut avoir dans ce pays qui m’y atta­chent. Non ; mon idée, en y venant, était de vous attirer tous, et par ce moyen transplanter ma famille dans le pays que j’aimais le mieux, agréable, sain, et où les for­tunes sont solides et ne courent pas les mêmes risques que dans les colonies, notre patrie, d’ailleurs, ou celle de nos ancêtres. Mes projets et mes espérances sont détruits, tout m’ôte l’espoir de vous voir jamais ; il ne me reste que la consolation de savoir que vous êtes heureux, que vous prospérez. Jouissez sans trouble, auprès de ma chère Séraphine, ne vous séparez jamais d’elle, mon cher Sala­bert ; je connais toute l’étendue des devoirs que vous avez à remplir ; quand on ne peut pas les remplir tous, on remplit les plus essentiels. Les plus essentiels sont ceux de votre femme et de vos enfants. Quand l’affligeante idée de la séparation viendra me troubler, je dirai Il est heureux, et fait le bonheur de tout ce qui l’entoure. Voilà, mon cher fils, ce que je vois et ce que je pense ; mal­gré tout le plaisir que j’aurais de vous voir, je ne vou­drais pas que vous me fassiez aucun sacrifice. Je n’ai pas reçu de nouvelles de votre sœur et je crains ses lettres elles m’annoncent toujours quelque nouveau malheur. Tout ce qu’on apprend de ces deux colonies est alarmant ; les nègres ont fait des tentatives pour égorger les blancs ; heureusement que le complot a été découvert, on en a pendu vingt-sept, les autres sont tranquilles. Voyez, mon cher Salabert, si je puis être tranquille sur le sort de ma pauvre enfant. J’aimerais bien mieux la voir ici dans la dernière médiocrité que de la savoir exposée à mourir misérablement. Je les ai engagés à venir me rejoindre ; je n’ai point de réponse à cette lettre ; je ne connaissais pas alors la position de Solange. Je pense que ma fille prendra le parti de rejoindre son mari. J’attends avec impatience de leurs nouvelles. On attend M. Camino le mois prochain. Je le reverrai avec plaisir ; il me dira tout ce qu’il a vu et tout ce qu’il sait de vous, de Séra­phine, de mes petits-enfants et surtout de ma petite-fille, que je vois sans cesse. Adieu, mon cher Salabert, mon cher fils, je vous embrasse tendrement.


N° 171 Mme CHAUVITEAU À SÉRAPHINE

Bordeaux, 29 novembre 1816.

Si quelqu’un, ma chère Séraphine, pouvait détruire le sujet de mes chagrins, ce serait sûrement vous et la réunion de mes enfants. Votre lettre en adoucit l’amertume. S’il m’était possible d’aller vous rejoindre, je ne serais qu’un surcroît d’embar­ras et pour eux et pour vous. À mon âge, pleine d’infirmités, sujette à une maladie mortelle, je suis forcée de ne pas bou­ger de ma place, et je suis trop raisonnable, j’aime trop mes enfants pour les engager à quelque mesure qui pourrait les ruiner et leurs enfants. J’ai pourtant un désir bien ardent de les voir, mais comme je les aime pour eux et non pour moi, je ne voudrais pas qu’ils fissent aucun sacrifice pour me rendre heureuse. J’aime mieux qu’ils le soient que moi. Soyez heureuse, ma chère Séraphine, auprès de votre époux ; faites son bonheur, c’est la plus grande marque d’attachement que vous puissiez me donner. Si ma fille va à la Havane, comme Salabert me l’annonce, j’espère de votre bon naturel que vous l’aimerez pour elle, pour moi et pour Salabert, qui est aussi bon frère que bon époux et bon fils.

Depuis quatre ans, je crachais du sang, mais en petite quantité ; les fatigues que je me suis données auprès de mon pauvre mari me l’ont fait cracher en abondance ; mon médecin me rassure et me dit qu’il n’y a pas de danger ; cependant, il me tient toujours à un régime très rigoureux, des bains de jambes et autres petits remèdes qui m’ennuient. Je ne dors presque pas. Vous voyez, ma chère fille qu’il faut que je reste où je suis. Si, dans mon état, je m’embar­quais, je périrais en mer ; il me semble que mes enfants auraient plus de chagrin de me savoir morte dans un bâti­ment que dans mon lit, sans manquer de secours. Tranquil­lisez-vous et tranquillisez Salabert : j’ai avec moi une per­sonne, qui, par amitié pour moi, couche dans ma chambre et me donne tous les soins dont j’ai besoin. Il ne me manque que la tranquillité de l’esprit et le contentement du cœur.

Les malheurs de ma pauvre fille me tuent le corps et l’âme. Adieu, ma chère Séraphine, je vous embrasse tendrement, ainsi que mes petits-enfants. Écrivez-moi souvent.


N° 172 Mme CHAUVITEAU À SALABERT

Bordeaux, 18 novembre 1816.

C’est toujours avec un cœur plein de douleur, mon cher Salabert, que je vous écris ; d’après les lettres de votre sœur, vous devez juger de mes chagrins ; ils sont bien cuisants, mon cher fils. Pour combler tous mes maux, vous m’annoncez que vous avez la fièvre et le ténesme : c’est une maladie perfide, faites-y bien attention et ménagez­ vous. Je n’ai rien à vous dire de ma santé, elle est bien chancelante ; les inquiétudes que la position de votre sœur me causent contribuent beaucoup à me tenir dans cet état de langueur. Si vous avez des nouvelles de Solange, faites-m’en part.

Je n’ose jeter les yeux sur ces six petits malheureux. Ah ! mon cher Salabert ; mes idées son bien tristes, et mon cœur navré de douleur ! Donnez-moi quelque conso­lation ; dites-moi que vous vous portez bien, et que vous prospérez dans vos entreprises ; conservez-vous pour ces treize petites créatures ; car, mon cher fils, toutes mes espérances sont en vous ; imaginez-vous que vous êtes père de quinze ou seize enfants. Si je vis encore quelque temps, je serai comme un enfant qui a besoin de soins étrangers ; si je meurs bientôt, dans quelle position j’aurai la douleur de laisser votre sœur. Allez, mon cher fils, au secours de Solange et donnez-moi de ses nouvelles ; je frémis quand je pense à sa triste position. Adieu, mon cher fils, John vous assure de son respect ; c’est un bon enfant, il m’a été d’un grand secours dans la maladie de votre père et m’a donné de grandes preuves d’attachement.

Si je meurs, je vous le recommande comme mon élève et mon filleul.


N° 173 Mme CHAUVITEAU

Bordeaux, 25 novembre 1816.

Mes très chers enfants, j’ai reçu hier vos lettres des 18 et 30 septembre, qui m’annoncent que vous êtes tous rétablis et que vous jouissez maintenant d’une bonne santé ; ménagez-la pour vous et pour toute votre famille.

Je suis si malheureuse depuis quelque temps, que je tremble toujours d’apprendre des malheurs. Je viens d’ap­prendre, par une lettre de Bourdel, la mort d’une de mes petites-filles, la pauvre petite Séraphine de votre sœur. Ma pauvre Toute doit être dans le désespoir, ses malheurs font le tourment de ma vie ; j’en suis malade de chagrin, je passe les nuits à me promener dans ma chambre, aussi je suis toujours souffrante depuis la mort de votre pauvre père. Je ne sais si je vous ai déjà dit que j’avais reçu 2 000 livres de la maison Cabarus ; vous me dites de prendre ce que je voudrais chez lui : vous allez jusqu’à 10000 livres. Votre mère, mon cher fils, n’est pas si magnifique, elle voudrait, au contraire, donner à ses enfants ; mais, hélas ! je n’ai à vous offrir qu’une tendresse sans bornes et des vœux, que je ne cesse de faire au ciel pour votre con­servation, votre bonheur, votre prospérité et celle de tout ce qui vous appartient ; je souhaite, désire et espère que vos enfants feront la gloire et la consolation de votre vieillesse. J’embrasse tendrement ma chère Séraphine ; mes vœux, mes souhaits et ma bénédiction sont aussi pour elle ; j’at­tends avec impatience M. Ferrier pour avoir de vos nou­velles ; j’aime à causer avec ceux qui me disent : Je les ai vus, ils se portent bien, Mme Chauviteau est fort ai­mable, votre petite charmante ; tout cela me console et me rend heureuse un moment ; mais mon bonheur n’est que passager, mes idées reviennent de suite sur la dis­tance qui me tient éloignée de mes enfants, et sur les difficultés et les inconvénients de me rapprocher d’eux ; voilà mon tourment.


N° 174 Mme CHAUVITEAU

Bordeaux, 2 Janvier 1817.

Mon cher Salabert, mon cher fils, mon unique espérance, ma fille n’a donc plus d’époux, ses enfants plus de père ! Quel coup affreux pour ma famille ! ma pauvre fille, que va-t-elle devenir ? Je suis hors d’état de lui donner aucun conseil ; ma tête est bouleversée et mon cceur brisé. Écri­vez-lui, je vous en prie, consolez-la, donnez-lui des conseils. Hélas ! pourquoi êtes-vous aussi éloignés l’un de l’autre ! Que de malheurs, mon cher fils, accablent ma pauvre famille ! Je n’ose jeter les yeux sur cette pauvre Guade­loupe. J’ai reçu une lettre de ma pauvre fille deux heures après avoir reçu la vôtre ; je vous l’envoie. Je n’ai ni la force ni le courage de vous en faire le détail : ce dernier malheur anéantit toutes mes facultés ; je n’ai pas d’idées nettes, je vois trouble. Adieu, pour aujourd’hui, mon cher fils.

N° 175

4 Janvier 1817.

Je viens de relire votre lettre du 22, mon cher Salabert, si quelqu’un pouvait me consoler, c’est bien vous ; tout ce que vous me dites me calme et me fait espérer encore quelques jours qui ne soient pas mêlés d’amertume. Il me paraît bien difficile d’être jamais heureuse dans ce monde, puisque je ne puis l’être, éloignée de mes enfants. J’avais écrit à ce trop infortuné Solange de tâcher de finir ses affaires et celles de son oncle , et de venir avec sa famille auprès de moi. Mais, hélas ! sa mort détruit toutes mes espérances ; engagerai-je ma fille à venir dans un pays où nous n’avons aucun parent, personne qui s’intéresse à nous, et que je puis quitter d’un moment à l’autre ? À mon âge, faible et toujours souffrante, je ne dois pas me flatter de vivre longtemps. L’engagerai-je à rester dans le pays qui lui a été si funeste, où il y a tant de mauvaise foi, où elle n’a pour tout soutien qu’un oncle, accablé sous le poids de la vieillesse ? Non ; la Havane, où elle a un bon frère, ses enfants, un père, est le parti le plus sage ; mais, hélas ! il faut donc que je renonce pour tou­jours à voir aucun des miens ; cette idée me tue. Une inquiétude, que je n’ose mettre au jour, est cette malheu­reuse guerre qui est si près de vous ; n’avez-vous aucune crainte qu’elle gagne jusque chez vous ; songez-y et prenez des précautions. Adieu, mon cher fils, pour aujourd’hui.

Écrivez à Ancelin, à New-York ; demandez-lui, de ma part, copie du billet de votre père et envoyez-le-moi. J’aimerais mieux avoir affaire au père qu’au fils, qui m’a l’air d’être un Arabe. Si le père veut réduire les intérêts gigantesques qu’il demande, je pourrai les payer en ven­dant cinq ou six nègres qui me sont échus de la succes­sion de nos vieilles tantes.

Écrivez-moi souvent ; vos lettres adoucissent les cha­grins de votre mère.


N° 176 Mme CHAUVITEAU

Bordeaux, 4 février 1817.

Vous avez encore une mère, mon cher fils, mais elle est encore souffrante, quoique beaucoup mieux. Votre générosité m’a mis à même d’exécuter les ordonnances de mon médecin, qui sont de faire des promenades en voiture. Depuis, je me trouve mieux, et je crois que je me rétablirais si je n’étais pas accablée par le chagrin et les inquiétudes qui m’ôtent le sommeil et la tranquillité.

J’ai reçu hier une lettre de votre sœur, qui m’a fait verser des pleurs. Je lui dis de ne rien faire, rien entre­prendre sans votre avis. Veuillez donc, mon cher fils, la diriger dans toutes ses démarches. Je viens de lui envoyer ma procuration très étendue, avec pouvoir de la substi­tuer à la personne que vous désignerez. Je crois que Henri La Rue, gendre de Bourdel, est celui que vous pourriez choisir le mieux pour les affaires de la Guade­loupe. Il faut finir ma lettre, mais je veux encore vous dire que je vous aime toujours, que je pense toujours à vous et fais des vœux pour votre conservation. Ne né­gligez pas de me donner de vos nouvelles : il n’y a que vos lettres qui me mettent un peu de baume dans le sang ; parlez-moi de la lettre d’Ancelin, ce vilain juif me donne de l’humeur.


N° 177 SALABERT

Havane, 22 octobre 1816.

Ma chère maman, lors de ma dernière lettre, j’étais bien éloigné de penser que la mesure de nos douleurs pouvait être augmentée ; mais il paraît que la divine Providence ne s’est point bornée à une seule victime. Nous avons tous à regretter le pauvre Solange. Une lettre de ma sœur, du 12 juin, me disait qu’il était dangereusement malade. Il mourut un mois après d’hydropisie, à ce qu’on m’écrit de Boston, car je n’ai encore reçu aucune lettre de la Guade­loupe. Voilà donc ma sœur veuve comme vous, mais avec une poignée d’enfants. Mon oncle Bioche et ses enfants leur prodiguent leurs soins et leurs attentions. Depuis que j’ai appris ce coup accablant, j’ai donné des ordres pour qu’on mît à la disposition de ma sœur une somme de cinq mille gourdes, afin qu’elle ne se trouve pas dans le besoin. J’at­tends de ses nouvelles et par mon oncle Bioche pour savoir sa situation et ce qu’elle décidera sur l’établissement de sa famille. Je leur dis de ne point perdre de vue vos résolu­tions ; que je vous avais écrit, vous engageant à venir ici. Que de choses à concilier dans les circonstances actuelles ! Vous aurez sans doute reçu des lettres de la Guadeloupe avant que celle-ci vous parvienne, et vous aurez sous les yeux toute l’étendue des peines où nous sommes, et le tableau d’après lequel vous devez prendre une détermi­nation. Mais sur toutes choses, ma chère maman, je vous prie de ne point vous décourager. Notre famille a été extrê­mement malheureuse cette année, mais vous direz qu’il y en a beaucoup d’autres qui ont éprouvé des événements plus tristes sans avoir les consolations qui nous restent. L’idée que ma bonne maman m’est conservée est une grande consolation pour moi. Pourquoi ne considéreriez-vous pas l’existence d’une ­fille et d’un fils, avec une douzaine de beaux enfants comme un sujet de grande consolation, surtout quand ils ne sont point dans la misère ? Nous n’avons, depuis notre naissance , jamais été accoutumés aux grandes richesses ; nous savons nous borner, et avec ce que nous avons, nous pouvons vivre et élever nos enfants. Je crois réellement, ma chère maman, que malgré nos justes motifs de chagrins, nous pouvons encore nous considérer comme les moins malheureux de toute notre famille des Chauviteau et Bioche. Quand Dieu aurait encore de grands malheurs en réserve pour moi, je trouverai toujours sujet de consolation et d’amour de la vie, tandis qu’Il me conservera ma chère maman et les moyens de la faire vivre avec aisance. Lorsque vous vous sentirez entraînée par le souvenir acca­blant de vos malheurs, rappelez-vous qu’il y a un ,être existant à la Havane qui éprouve, comme vous, les mêmes regrets, mais qui serait entièrement accablé si un manque de courage de votre part venait augmenter les sujets de chagrin de votre toujours soumis fils.

N° 178 Mme CHAUVITEAU

Bordeaux, 27 février 1817.

Mon cher fils, j’ai reçu, il y a deux heures, votre lettre. Je me tourmentais, sachant surtout que vous n’êtes pas négli­gent à me tranquilliser, et que mon repos vous est cher. L’intérêt que vous prenez au sort de ma malheureuse fille me tranquillise beaucoup ; ces pauvres enfants n’ont plus que vous dans le monde, pour les soutenir, les pro­téger et veiller à leurs intérêts… J’ai beaucoup à me louer de la sollicitude de quelques personnes ; M. Al­brecht est du nombre. Comme je ne prévois pas jamais pouvoir lui en marquer ma reconnaissance, c’est une dette que je vous laisse à payer si jamais l’occasion s’en présente ; du reste, ne vous inquiétez pas de moi. Accou­tumée aux privations, je m’en suis fait une habitude. Ce que vous me donnez, joint à dix-huit ou dix neuf mille livres de rentes que votre père m’a laissées, me suffit. Sa maladie et la mienne m’avaient mise dans la gêne, et votre générosité m’a mise dans l’aisance.

Ma santé s’améliore ; il ne faut pourtant pas croire que je sois bien vaillante ; mais l’espoir me ranime et m’encourage à prendre patience. J’ai reçu une lettre de votre sœur, du 28 décembre. Elle m’annonce l’arrivée de Bourdel à la Pointe-à-Pitre ; elle m’annonce aussi sa détermination de venir me rejoindre. Sa lettre m’a em­pêchée de dormir toute la nuit ; je suis encore agitée par mille sentiments divers ; la crainte, l’espoir, le plaisir crue j’aurai de la revoir encore, tout cela me met hors de moi-même. Enfin, que la volonté de Dieu s’accom­plisse ! En attendant, je vous embrasse tendrement et ma chère Séraphine de même.


N° 179

Bordeaux, 24 avril 1817.

Mon cher Salabert, mon cher fils, vous oubliez donc qu’il y a bientôt quatre mois que vous ne m’avez donné de vos nouvelles ; vous savez que vous et votre sœur sont les seules consolations qui me restent sur la terre. Je vous ai écrit bien des lettres, malgré ma faible santé ; je vous ai fait part de tout ce que je pense, éprouve et désire ; je n’ai encore aucune réponse à toutes mes lettres, j’en suis affligée. J’ai reçu des lettres de mon frère et de ma nièce M’ Vallée ; elles ne sont pas consolantes. Votre sœur me dit qu’elle se disposait à partir au mois d’avril ; jugez que je suis dans de vives inquiétudes. Si encore j’avais une lettre de vous, qui m’aidât à supporter le tourment que j’éprouve ! Ma santé va beaucoup mieux, ce qui me donne l’espoir de passer quelques années avec un de mes enfants : Je suis occupée dans ce moment à lui préparer une chambre, ce qui m’a induite à quelques dépenses. M. Camino vient me voir souvent ; il m’a fait donner, de la maison Cabarus, 3 000 francs sur votre compte, ce qui fait 5 000 que votre mère recouvre depuis le mois d’août ; je ménage beaucoup, mais tout ce qui est nécessaire à l’a vie a doublé depuis dix-huit mois ; enfin ce sont des maux que l’on peut sup­porter. Ils n’affligent pas l’âme ; on en est quitte en ména­geant et en se privant de quelque chose : du moins, voilà comme je prends la chose. J’avais intention de prendre un domestique de plus ; je ne le fais pas, parce que le pain est trop cher ; j’attendrai l’arrivée de votre sœur pour le prendre, si je ne puis m’en dispenser ; quoique je sois tout occupée de recevoir ma pauvre fille, cela rie m’empêche pas de compter les mois, les jours et les heures qui se passent sans nouvelles de vous, ou de ma chère Séraphine ; elle qui est si bonne mère, qui m’a toujours témoigné tant d’amitié, pourquoi ne pas m’écrire quelques lignes ; m’au­rait-elle oubliée ? Quoi qu’il en soit, je l’aime toujours, pense souvent à elle, et ai toujours un grand désir de l’embrasser, quoique avec peu d’espoir d’avoir ce bonheur ; je l’engage à me donner de ses nouvelles plus souvent et de me parler de ses enfants, surtout de ma petite-fille, qu’on me dit être fort jolie ; je n’ai pas du tout de nouvelles de ceux qui sont à New-York ; parlez-moi d’eux quand vous m’écrirez : je désire que ce soit bientôt. Adieu, mon cher Salabert ; n’oubliez pas votre mère.

Si vous savez des nouvelles de Mme Chauviteau, de la Martinique, donnez-m’en ; dites-moi si elle vous a payé ce que votre oncle vous devait et s’il a laissé quelque chose. S’il y a quelques formalités à faire pour assurer la succes­sion à mes enfants, faites-les faire, écrivez à quelques personnes de votre connaissance à la Martinique : c’est une prière que je vous fais.


N° 180 Mme GUÉNET À SON FRÈRE

À bord du navire « le Duc de Feltre », Pauillac, 20 juin 1817.

Mon cher frère, ma chère Séraphine, qu’il m’est doulou­reux d’avoir à vous annoncer la perte irréparable de notre bonne et chère maman ! Voyez mon malheur : la dernière lettre que je reçois d’elle, à la Basse-Terre, est du 28 février. Elle me disait qu’elle se portait mieux et qu’elle m’atten­dait avec impatience. Tout le monde me félicitait de quitter ce mauvais pays pour venir me joindre à ma pauvre maman. Effectivement, j’avais presque oublié mes peines, quand, après une traversée de trente-trois jours, des plus heureuses et agréables, nous découvrions la terre de France ! Après douze ans d’absence, embrasser ma chère maman me paraissait un songe si beau que je ne pouvais à peine le croire. Mon premier soin fut de lui écrire. Je restais sans réponse ; ce ne fut qu’à la troisième lettre que j’en reçus une de M. Therasin et une de M. Lorriague, lettres préparatoires à la terrible nouvelle qui devait m’écraser aussitôt mouillée, et, pour comble, condamnée à une qua­rantaine de trente jours ! Me voici donc ici, avec mes cinq enfants, sans but, sans projet, tombée des nues, frémissant à ce que le ciel peut avoir encore avoir à me réserver ! Écrivez-moi, dites-moi quelque chose. Depuis la mort du pauvre Solange, je n’ai pas eu un mot de consolation de vous ; il n’y avait que ma pauvre maman de qui je recevais des nouvelles : cela me donnait du courage et me ranimait l’espoir ; mais à présent, si je ne reçois pas de lettre de vous, que vais-je devenir ? Pour l’amour de mes enfants, pour qui je vis, je vous en prie, mon cher Salabert, écri­vez-moi ; mais des consolations, je vous en prie, j’en ai besoin : il n’y a que vous qui puissiez m’en donner. Quatre lignes de vous me font plus de plaisir que toutes les lettres de crédit possible. Adieu, mon cher frère, et vous, ma chère Séraphine ; je vous embrasse ainsi que vos enfants.

Salabert nous a conservé quelques lettres de sa sœur. Nous voyons qu’il fut toujours son soutien et son conseil. Les affaires d’intérêt étaient réglées à la Guadeloupe, et Mme Guénet, à son départ, écrivait que la famille n’y devait rien, la Grand-Maison non vendue était louée. La correspondance de Bordeaux est toute à la sollicitude de la mère pour l’éducation de ses enfants. Salabert avait envoyé Jean terminer ses études à Bordeaux pour qu’il fît auprès de sa grand’mère. Lui aussi était arrivé trop tard. Il resta trois ans dans une bonne pension, confié à sa tante. Il était à Paris en 182 1, chez M. Line, quand son père y arriva malade. En 1826, Séraphine, veuve depuis janvier 1823, venait assister à Bordeaux au mariage de Juanito et de Solancine, et visiter la tombe des grands-parents Chauviteau, dont elle réalisait les vœux.

Lien vers l’appendice du livre (Souvenirs de Mamita)