“Château en Espagne” pour la Famille Chauviteau ? 40 000 hectares en Floride !
Par Emmanuel BOËLLE in G.H.C. Bulletin 79 : Février 1996, page 1538 et suivantes
Rêve ou réalité ? Voici les faits :
En 1826, Mme Vve CHAUVITEAU, qui avait perdu son mari, Salabert, 3 ans auparavant, ce dernier ayant laissé une succession d’environ 2 Millions de Francs, prêta à un vieil ami de la famille, Mr Moses LEVY, 50.000 Francs pour 6 ans au taux de 6%, avec comme garantie hypothécaire 40.000 hectares (100.000 acres) environ en Floride. Cette affaire, pour laquelle j’ai retrouvé un important dossier, constitué de nombreux documents en français, espagnol et anglais est intéressante et curieuse, à la fois à cause de l’emprunteur et de la garantie hypothécaire, qui va nous amener à nous pencher sur l’histoire mal connue de la Floride.
Qui était Mr Moses LEVY ?
Un de mes amis, Mr Gérard Levy, antiquaire et spécialiste mondialement connu pour la photographie ancienne, m’a procuré un article le concernant, extrait de l’Encyclopedia Judaïca. LEVY, Moses Elias, (ca 1782-1854), colon juif pilote en Floride, ayant des visions sur la colonisation juive et des schémas éducatifs, père du premier membre du Congrès et sénateur d’origine juive, David Lévy Yulee, mena une vie fascinante dans sa diversité. Né à Mogador (Maroc) et élevé à Gibraltar, il s’établit à St Thomas, (Iles Vierges); vers 1800, et connut quelques succès commerciaux. Il quitta St Thomas pour La Havane (Cuba), où il s’établit comme entrepreneur gouvernemental et investit d’une manière importante dans des biens fonciers, situés en Floride (alors encore sous la souveraineté espagnole). Après la cession de la Floride aux Etats Unis en 1821, Lévy établit sa résidence dans ce nouveau territoire américain et prit la nationalité américaine. Levy développa de nombreuses plantations en Floride mais ne réussit jamais à y attirer les colons, comprenant des juifs, qu’il désirait. En 1821, il fit campagne pour l’établissement d’un internat juif, qui pourtant, ne suscita pas beaucoup d’intérêt. Il est ironique de constater que ce champion de l’éducation juive s’aliéna ses deux fils, si bien que l’un, David, adopta le christianisme, et pas seulement par convenance en vue de son mariage, comme certains auraient pu le penser, et l’autre Elias, fut à un moment ministre missionnaire de la Secte Swedengorgienne. Moses Levy passa plusieurs années à Londres vers la fin des années 1820 et engagea des débats publics sur des questions théologiques; plusieurs pamphlets sur des thèmes d’intérêt hébraïque furent publiés sous son nom à cette époque.
La malchance poursuivit ses aventures agricoles et marchandes; le feu, la guerre, les litiges dévorèrent son capital. La richesse que la Floride avait semblé lui promettre lui échappa toujours. Levy eut des contacts étroits avec des marchands juifs et des chefs de la communauté juive de l’époque, comprenant Moses MYERS de Norfolk, et MORDECAI M. Noah, ainsi que le Révérend M.L.M. PEIXOTTO de New YORK. Il est probable que le cas de Moses LEVY n’est pas isolé et que d’autres personnages de la même origine ont participé au développement des Antilles et, par suite, des Etats Unis.
Voyons maintenant ce qu’il en est de la FLORIDE.
La Floride fut découverte en 1513 par l’espagnol Ponce de Leon, à la période pascale, d’où son nom d’origine Pascua florida, puis Florida. Les établissements espagnols restèrent toujours modestes, limités à la région de St Augustin, à l’embouchure de la rivière St John. Au XVIIIème siècle, la Floride devint anglaise entre 1763 et 1783, fut rendue à l’Espagne au moment de l’indépendance des Etats Unis. La cession par la France de la Louisiane aux Etats Unis en 1803 entraîna en Floride une période d’hésitation, ponctuée par des raids américains en provenance de Géorgie, en principe pour poursuivre des tribus indiennes ayant fait des incursions en territoire américain. Bien que soutenues en sous-main par le congrès américain, des troupes commandées par le général Mathews, qui avaient attaqué St Augustine, principale place forte de la région, durent se retirer, le Congrès désavouant leur action; la situation se rétablit comme avant.
Une lettre envoyée par Louis de Mons d’Orbigny, ami de Salabert, à ce dernier en 1810, évoquait ce problème en disant que, “tôt ou tard, les américains auraient à en rendre compte, soit aux Espagnols, aux Anglais ou aux Français.”
Finalement, un traité fût signé en 1819 entre l’Espagne et les Etats Unis, entraînant la cession sans paiement de la Floride aux Etats Unis, les Etats Unis abandonnant leur demande de 5 millions de dollars, suite aux dommages causés par les indiens de Floride. La ratification fut définitive en 1821, date officielle d’incorpo- ration aux E.U. La Floride d’alors était très peu peuplée. Elle n’atteignit le seuil de 60.000 habitants, nécessaire pour devenir un des états fédérés, qu’en 1845. Elle connut une longue période de guerre avec les indiens Seminoles en 1835, se terminant en 1842 par la quasi élimination des Indiens de Floride.
Un premier examen de la carte de la Floride montre deux signes contigus du passage de Moses Levy, tous deux dans la région centrale et septentrionale de l’Etat de Floride, le “Levy’s Lake”, long d’environ 10 km et un comté parmi les 69 que compte la Floride dénommé “Levy”.
En ce qui concerne la garantie donnée à Mme Chauviteau en échange de son prêt de 50.000 F et des intérêts correspondants, elle consiste en une hypothèque, dûment enregistrée au consulat des Etats Unis à Paris, et dont je possède le détail, concernant de très nombreuses parcelles, situées en grande partie dans une zone voisine du village de ALUACHA, au nord de la Floride, près de la région déjà définie et dont la somme est voisine de 100.000 acres, soit environ 60.000 hectares.
En 1826, au moment où Mme Chauviteau, qui venait, avec ses enfants, d’hériter de son mari un total d’environ 2 millions de francs, conclut ce prêt à un vieil ami de la famille, elle n’avait auprès d’elle, en âge de lui prêter aide, que deux de ses fils, Jean, âgé de 23 ans, mais qui venait d’épouser sa cousine Joséphine Guénet, et Ferdinand, âgé de 18 ans seulement. Louis, qui s’intercalait entres ses deux frères, était mort (de tuberculose probablement) en 1825.
Ce n’est qu’en 1830 qu’elle se décida à envoyer sur place son fils Ferdinand, alors âgé de 22 ans, qui lui envoya un rapport détaillé de 12 pages sur le gage donné par Moses Levy, et que nous possédons intégralement.
Il commence par préciser qu’une partie assez importante des parcelles servant de gage se trouve dans ce qu’on appelle " l’Arredondo grant".
Il s’agit là d’une donation ou attribution (d’où le terme grant) en récompense de services rendus, faite par le Roi d’Espagne en 1817, peu avant la cession de la Floride, à Don Fernando de la Mata Arredondo pour un total de 117.000 hectares.
Cette attribution était soumise à deux conditions: “former dans les 3 premières années une colonie d’au moins 200 familles espagnoles et, d’autre part, s’assurer qu’elles (les terres) n’avaient pas été usurpées, c’est à dire de déterminer si les Indiens qu’on yavait trouvés étaient les enfants naturels du sol ou des oiseaux de passage en émigration constante du nord au sud.” En effet le Roi d’Espagne, tuteur naturel des Indiens privés de droits individuels, interdisait la vente des terres où ils résidaient à des tiers.
Le peuplement minimum demandé, surtout depuis qu’il pouvait s’agir d’Américains à la suite de la cession, ne posait pas de problèmes.
En raison de l’acquisition peu après de la Floride par les Etats Unis, c’est à la cour de justice de St Augustin que revenait le droit et le pouvoir de déterminer la valeur réelle de ce “grant”.
Contrairement à ce que pensait Ferdinand qui croyait en 1830 que la cause serait vite soldée, ce n’est que le 11 août 1849, après de nombreuses enquêtes, en particulier sur les droits des Indiens, que la cause fut soldée par un jugement en appel rendu par le " Circuit Court for the Eastern Circuit of Florida “, reconnaissant à Moses Levy, la propriété de 49.691 acres, répartis en 84 parcelles, sur ce grant, pour 17.145 $ !
Dans son étude, Ferdinand reconnaissait l’intérêt de la Floride, à la fois pour son climat et pour la qualité de son sol.
Il ramena en particulier une étude faite en novembre 1829 sur la Floride par Andrew Anderson, prémonitoire du succès ultérieur de Miami, qui dit: “il est de loin préférable pour l’invalide de se fier aux vertus guérissantes de ce climat”, qu’il compare avantageusement à l’Italie et au Sud de la France.
Par ailleurs, il ramenait une étude concernant une sucrerie qui, pour une dépense initiale de 36.000 $ (comprenant 50 nègres), rapporterait par an 12.800 $ à son propriétaire. Cependant, il concluait sagement qu’il valait mieux ne pas engager d’autres capitaux que ceux engagés initialement, tout en pensant que Mr Levy restait digne de la plus grande confiance et estime.
A partir de là, l’affaire, confiée à Mrs Russel, de New York, traîna. Les intérêts se cumulèrent avec la dette initiale.
La correspondance continuant avec Mr Levy, nous apprenons qu’il fit un versement de 8200 Frs en 1836, mais qu’à cette époque son habitation fut saccagée par les Indiens. En 1839, Madame Chauviteau écrivait gentiment à M. Lévy, se plaignant de n’avoir plus de nouvelles depuis deux ans, et disant que, venant de marier une de ses filles, Micaella, au “Fiscal de la Martinique”, Arsène Nogues, elle aurait bien besoin de son argent. En 1844, elle réfrénait l’ardeur de son fondé de pouvoir, Mr Russel, vis à vis de Mr Lévy, ne voulant pas être responsable de sa ruine. En 1850, elle apprend avec plaisir de M. Lévy qu’il a vendu une partie de ses terres, mais est surprise d’apprendre qu’il a utilisé cet argent pour en racheter d’autres.
La dernière lettre envoyée à M. Lévy par Madame Chauviteau, toujours pleine d’optimisme, est d’avril 1851 et annonce une bonne nouvelle. Le prix de l’acre atteindrait maintenant 10 $. L’hypothèque fut à nouveau confirmée en Juillet 1852.
M. Lévy est décédé en 1854. Nous ne saurons jamais s’il a remboursé sa dette*.
Il faut noter que sur l’emplacement des terrains en question, il a été construit depuis tout ou partie d’une ville, Gainesville, comptant 80.000 habitants, une université, un hôpital, etc.
Mais il ne faut pas rêver. Même si nous pouvions démontrer que la somme ne fut jamais remboursée, et que l’hypothèque reste toujours valable, il faudrait aux 1.000 descendants actuels de Mme Chauviteau, beaucoup de courage pour affronter les tribunaux américains, et s’attendre à ce que , même en cas de succès, les frais du procès entament sérieusement le gâteau à se partager.
* Note de l’éditeur du site web : la note de lecture d’Emmanuel Boëlle, publiée en 2006, sur l’ouvrage de C.S Monaco Moses Levy of Florida, Jewish utopian and Antebellum reformer (cf. Sources et liens) précise que la dette a bien été remboursée : « Ce n’est que vers 1849 que la valeur de la transaction fut reconnue et qu’il put enfin rembourser sa dette vis-à-vis de Mme Chauviteau, qui n’avait jamais perdu confiance en lui. »